
Lors de l’assemblée générale de Littoral normand, trois scénarios volontairement extrêmes ont interrogé l’avenir de la filière laitière française : un arrêt total des exportations, une suppression des importations de soja, et une production confinée en environnement contrôlé. Le but : réfléchir à la place de la France dans les échanges mondiaux, à ses dépendances logistiques ou alimentaires, et à la soutenabilité de son modèle d’élevage.
Et si la France laitière cessait d’exporter ? Et si elle ne dépendait plus d’intrants venus d’ailleurs ? Et si elle produisait en environnement contrôlé ? Le 5 juin à Caen, l’organisme de conseil en élevage Littoral normand — qui accompagne 3 700 éleveurs dans la Manche, le Calvados, l’Eure et la Seine-Maritime — a profité de son assemblée générale pour proposer à ses adhérents un exercice prospectif : imaginer des scénarios extrêmes pour interroger les vulnérabilités et les marges de manœuvre de l’élevage laitier français.
Diane Mordacq, chargée de mission au club Demeter et spécialiste des questions géopolitiques, s’est penchée sur trois hypothèses. La première : la France, aujourd’hui parmi les leaders mondiaux des exportateurs de produits laitiers, cesse d’exporter.
Pourquoi envisager ce scénario ? Parce que certains marchés actuellement très dynamiques pourraient se refermer sous l’effet du déclin démographique. La Chine — deuxième client des produits laitiers français — devrait ainsi perdre 11 % de sa population d’ici à 2050.
« D’ici 2080, deux tiers de la croissance démographique se feront sur le continent africain. C’est peut-être de ce côté-là qu’il faudra chercher de nouveaux débouchés », avance la chercheuse.
Autre menace : l’émergence de pays producteurs dans des zones où cela semblait impensable hier, comme le Qatar, désertique et historiquement dépendant des importations. Il s’est vu frappé d’un embargo régional il y a quelques années ; l’État a alors soutenu la création de Baladna, une méga-ferme de 25 000 vaches, qui couvre désormais presque tous les besoins laitiers du pays grâce à d’importants investissements technologiques.
Et ce modèle commence à s’exporter. Baladna prévoit l’implantation d’une ferme de plus de 250 000 vaches en Algérie, quatrième marché d’export pour la France, et a entamé des discussions avec d’autres pays : Égypte, Malaisie, Indonésie. Des pays qui partagent souvent un profil similaire, note Diane Mordacq : « Des États forts, où l’avenir du secteur agricole est piloté par la puissance publique, avec peu de place pour la concurrence libre. »
L’Europe, une « banlieue du monde »
Si ces projets se concrétisent, ils pourraient réduire drastiquement les importations de ces pays… voire en faire des exportateurs qui viendraient concurrencer la France sur ses propres marchés.
La logistique mondiale pourrait aussi jouer contre la France. « On n’est pas mauvais en portuaire, mais on n’est pas dans le top 10 mondial », souligne Diane Mordacq. L’Asie, en particulier la Chine et son initiative des « nouvelles routes de la soie », a redessiné de nouvelles routes maritimes pour sécuriser ses échanges, en investissant massivement dans des ports et des infrastructures.
Cela « peut donner l’impression à l’Europe d’être une banlieue du monde, lance-t-elle. Si on veut continuer à exister dans le commerce international, il faut renforcer notre attractivité ou devenir indispensables auprès du reste du monde ».
Deuxième scénario : la France n’importe plus d’aliments, notamment de tourteaux de soja, pour nourrir ses bovins. Cela pourrait être le fruit d’un choix politique ou réglementaire : « C’est en partie ce qui se dessine avec la décision de l’UE d’interdire l’importation de produits issus de terres déforestées ». Dans ce contexte, le Brésil et l’Argentine, principaux fournisseurs concernés, s’adapteront-ils aux exigences européennes ou se tourneront-ils vers d’autres partenaires commerciaux ? La France pourra-t-elle produire plus de protéines pour pallier cette baisse d’importations ?
L’arrêt des importations pourrait aussi venir d’une contrainte externe : des catastrophes climatiques ou des décisions géopolitiques peuvent interrompre les flux d’approvisionnement.
En 2023, 53 % des importations françaises de soja provenaient du Brésil. Or, la multiplication des sécheresses pourrait, demain, compromettre la capacité de production du pays. Autre exemple : 13 % des importations venaient des États-Unis, et une hausse soudaine des droits de douane pourrait rendre le soja américain inaccessible.
L’Ukraine, aubaine pour l’autonomie protéique de l’UE ?
L’espoir pourrait alors venir de l’Ukraine. Si ce pays, grand producteur de soja, entrait dans l’UE, il contribuerait à sécuriser l’approvisionnement protéique du continent. Cette adhésion aurait un coût important — 11 à 19 Md€, surtout prélevés sur la Pac et la politique de cohésion — et nécessiterait « des périodes transitoires et des clauses de sauvegarde pour que ça ne soit pas trop défavorable pour le reste de l’Europe ».
Au-delà des protéines, la question énergétique se pose aussi. « Ce n’est pas parce qu’on est aujourd’hui autosuffisants en fourrages qu’on le sera demain », alerte Diane Mordacq. Les sécheresses à répétition, couplées à une demande croissante en biomasse (dans les secteurs de l’énergie ou de la construction, par exemple) pourraient vite réduire la disponibilité de cette ressource.
Elle insiste : « Il faut poser dès maintenant des garde-fous pour préserver les secteurs essentiels comme l’élevage. Cela se prépare dès maintenant. »
Troisième scénario, sans doute le plus radical : produire du lait dans un environnement entièrement contrôlé, en confinant les troupeaux dans des bâtiments à température et humidité régulées. Un modèle inspiré des unités d’élevage porcin intensif déjà en place en Asie et bien éloigné des attentes sociétales en matière de bien-être animal en Europe.
Ce type de système permettrait notamment d’éviter l’introduction d’agents pathogènes dans les cheptels, à l’heure où le changement climatique et la mondialisation augmentent les risques sanitaires.
Près de 50 % des maladies animales sont transmissibles à l’homme
Il pourrait aussi contribuer à préserver les ressources naturelles, freiner les problèmes d’antibiorésistance, et protéger la santé humaine. Selon l’Organisation mondiale de la santé animale, 47 % des maladies animales recensées entre 2005 et 2023 peuvent être transmises à l’humain, « une épée de Damoclès au-dessus de nos têtes ! ».
À cela s’ajoute la réalité urbaine : en 2050, 70 % de la population mondiale vivra en ville. Comment, dans ce contexte, continuer à offrir du « local » ? À l’image des « gigaporcheries » chinoises, des « usines à vaches » pourraient émerger, plutôt « à Singapour, Tokyo ou Séoul », où la pression foncière et l’attrait pour les innovations technologiques rendent ces projets plus probables qu’en France.
Une telle révolution ne transformerait pas que les bâtiments. Elle pourrait aussi redéfinir le métier : moins de pénibilité, horaires de bureau, organisation en équipes… Une vision très éloignée du quotidien des éleveurs laitiers d’aujourd’hui, mais peut-être proche de celui de leurs descendants.
« Je dis ça pour titiller un peu, sourit Diane Mordacq : si demain, les entreprises agricoles ressemblent à n’importe quelle autre entreprise, cela pourrait alléger la charge mentale des éleveurs et faciliter le renouvellement des générations ».
Mais aussi rendre le secteur plus attractif : « Aujourd’hui, 25 % des salariés agricoles en France n’ont même pas accès à des toilettes. Quand on n’a pas accès à des services de base comme celui-là, il est difficile de se projeter dans le métier ! ».
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