
Si la mise en marché du lait fait partie des missions des OP, rares sont celles qui s’y sont aventurées. Pourtant, diversifier ses clients constitue bien un moyen pour changer le rapport de force. Dans l’Ouest, l’association d’OP Poplait a franchi le pas en créant sa SAS, Voie lactée, qui a vendu sa première citerne en octobre 2023.
Les organisations de producteurs (OP) ne sont pas là pour faire de la figuration. Si certaines d’entre elles en sont encore à négocier des contrats-cadres qui devraient être signés depuis des années, d’autres voient beaucoup plus loin. « Le temps de la paye de lait est révolu », affirme Fabrice Guérin, le président de Poplait (1). Selon lui, l’une des voies les plus efficaces pour peser dans la relation commerciale avec les laiteries consiste à avoir plusieurs clients. Un véritable changement de paradigme pour une filière habituée à un mode de fonctionnement hérité de l’histoire où la laiterie s’occupe de tout : elle possède le tank, édite les factures et dicte ses volontés en matière de volumes et de prix.
Or, si l’Union européenne a poussé à la création d’OP, c’est bien pour renverser le rapport de force défavorable existant entre les livreurs et les transformateurs. Cet objectif peine à être atteint en France pour diverses raisons. Tout d’abord, le décret relatif à la création des OP n’a été publié qu’en 2012, soit bien après la loi imposant la contractualisation (2010). Cette aberration a freiné la dynamique de création des OP, les éleveurs ayant du mal à comprendre leur intérêt alors que les contrats, rédigés par les industriels, étaient déjà signés.
130 organisations de producteurs très diverses
Les réticences des laiteries et celles du syndicalisme ont également pesé sur le démarrage des OP. Et certains éleveurs doutaient de la capacité réelle des responsables d’OP à négocier face à des industriels aguerris.
Ce démarrage poussif a conduit à une certaine diversité. Plus de 130 OP sont agréées aujourd’hui dans le secteur laitier. On compte aussi cinq associations d’OP (AOP) et un syndicat, France OP Lait. Si certaines laiteries ont compris l’intérêt de travailler avec ces nouveaux partenaires, d’autres restent sur un modèle de subordination avec des contrats imposant l’exclusivité de manière plus ou moins déguisée, et des formules de prix élastiques, ne donnant que l’illusion de respecter la loi. Les OP sont d’autant plus démunies face à ces comportements qu’elles ne disposent que d’un seul acheteur.
Par ailleurs, les OP et leurs adhérents peuvent se trouver contraints dans leurs objectifs de développement par les besoins en lait de la laiterie. Les exemples ne manquent pas où une entreprise souhaitant réduire la voilure limite de fait les perspectives de ses fournisseurs (Bel, Danone, Olga, et demain Lactalis). D’où un sentiment d’insatisfaction pour les éleveurs et leurs OP.
« Notre idée de commercialiser du lait est née il y a quatre ans », explique Fabrice Guérin. Du fait de la pandémie, les laiteries avaient du lait d’excédent qu’elles vendaient sur le marché Spot, la FNPL a incité à réduire la production. Les OP membres de Poplait ont réfléchi à des solutions pour valoriser ce lait. «En y travaillant avec un consultant, nous avons pensé qu’il n’y avait pas de raison de se limiter aux excédents. Nous avons envisagé de valoriser du lait durablement », poursuit Fabrice Guérin.
Le droit d’avoir plusieurs clients pour son lait
Rien n’empêche un éleveur d’avoir plusieurs clients. À partir du moment où il respecte son contrat avec son premier acheteur, il est libre de produire davantage et de vendre ailleurs. Légalement, une laiterie ne peut pas exiger l’exclusivité des livraisons. De même, une OP qui a rempli un premier contrat avec un acheteur peut très bien travailler avec un autre. Les mandats signés par ses adhérents lui permettent de chercher d’autres débouchés pour le lait.
Mais, de la théorie à la pratique, le pas est immense. Chercher des clients, organiser la logistique et procéder à la facturation, tout cela représente des tâches nouvelles qui nécessitent des compétences et des moyens. D’où l’intérêt de Poplait dont l’une des missions est de fournir des outils aux OP. Depuis sa constitution en 2015, cette association a travaillé à la mise au point d’un logiciel de gestion des relations avec les adhérents. Modernisé depuis, il peut alimenter un logiciel de facturation.
Être capable de facturer représente une étape cruciale qui a demandé énormément d’énergie. Car, pour le faire, il faut disposer des données sur la composition et la qualité du lait. Celles-ci proviennent des analyses réalisées par les laboratoires interprofessionnels. Or ces données étaient historiquement envoyées aux seules laiteries. Les OP ont dû se battre avec le Cniel pour y avoir accès. Les freins identifiés varient selon les interlocuteurs. Pour le président du Cniel Thierry Roquefeuil, ils sont d’abord d’ordre technique (lire l’encadré ci-dessous). Mais, pour les responsables d’OP, ils relèvent de la résistance de la filière à reconnaître leur place. La montée en puissance des OP gène potentiellement non seulement les laiteries privées et coopératives, mais aussi le syndicalisme.
La SAS propose un service de facturation
Ce combat pour obtenir les données est en passe d’être gagné. Un canal provisoire d’accès aux données fonctionne dès lors que le producteur a signé un mandat de facturation. « Prendre en charge la facturation n’est pas un symbole, précise Fabrice Guérin. Cela contribue à la professionnalisation et à l’autonomie des OP. » Et, en cas de désaccord sur le prix du lait, on voit aujourd’hui que ce sont les laiteries qui ont le dernier mot car elles tiennent le crayon. Si c’est l’OP qui facture, l’industriel sera davantage incité à reprendre la négociation.
Poplait est une association loi 1901 qui n’a pas vocation à faire du commerce. Elle ne peut pas non plus se substituer aux OP adhérentes dans leurs missions. C’est pourquoi une SAS (société par actions simplifiée), dénommée Voie lactée a été créée pour vendre le lait. Elle a pour objet « toutes opérations intermédiaires de commerce de produits agricoles et plus particulièrement de lait de vache », lit-on dans ses statuts.
4 Ml de lait commercialisés depuis octobre
Elle peut aussi, entre autres, rechercher des débouchés pour le lait et réaliser toutes les prestations de service liées à ce commerce et notamment la facturation, le stockage ou le transport. Poplait est l’actionnaire unique de cette SAS, qui possède sa propre gouvernance, un président et un vice-président nommés par Poplait.
Elle peut éventuellement commercialiser du lait pour des OP n’adhérant pas à Poplait. Depuis février 2024, la SAS Voie lactée est en mesure d’apporter un service de facturation aux OP qui le souhaitent. Au moins trois des membres de Poplait ont franchi le pas et deux autres envisagent de le faire cette année.
La première citerne de lait a été livrée par la SAS le 3 octobre 2023. « À la mi-avril, nous avons commercialisé 4 Ml de lait, explique son président, Gilles Pousse. Un second contrat a démarré début avril pour 6 Ml à livrer en 2024. » Les premiers mois constituent une phase de test pour tous les acteurs. L’activité va se développer.
Les prix sont calés sur le marché du lait Spot, pour l’instant. Mais l’histoire ne fait que commencer. «Notre objectif est de trouver des contrats à long terme pour sécuriser les prix », indique Gilles Pousse.
Le lait manque plus que les clients
Pour y parvenir, il faut aussi que les OP s’organisent avec leurs acheteurs historiques afin de planifier les volumes disponibles, en fonction de la saisonnalité de la production et des besoins des industriels. La gestion des volumes appartient en effet aux OP. À elles de se donner les moyens d’évaluer l’offre pour pouvoir la piloter.
Car la SAS a besoin d’assurer son approvisionnement. Aujourd’hui, c’est le lait qui manque, plus que les acheteurs. L’activité a commencé avec une OP mais d’autres vont la rejoindre dans le courant de l’année. Toutes n’ont pas la capacité à se lancer immédiatement. Chacune a son histoire et pour certaines, le combat permanent avec la laiterie engendre une usure peu propice à la construction d’un réel modèle de gestion de l’offre de lait.
La SAS commence prudemment. Si elle prend en charge l’organisation de la collecte, elle n’a pas investi dans des camions, préférant s’appuyer sur des prestataires. Pour le premier contrat décroché, c’est la laiterie historique qui a collecté et acheminé le lait pour le compte de la SAS. Les éleveurs concernés reçoivent deux factures. En effet, il n’y a pas de transfert de propriété du lait à l’OP, et donc pas de mutualisation. Les premiers éleveurs engagés sont volontaires pour poursuivre. D’autres s’apprêtent à franchir le pas avec des motivations diverses. Certains y voient bien sûr une opportunité de développement qu’ils n’avaient pas avec leur client unique. D’autres en font une question de principe, ils veulent avoir plusieurs acheteurs pour leur lait.
Choisir une OP plutôt qu’une laiterie
Cependant, tous les obstacles ne sont pas encore levés. Le froid à la ferme représente un enjeu pour monter en puissance. Pour le premier contrat, les éleveurs ne possédaient pas de tank mais cela n’a pas posé de problème. Ce ne sera pas toujours le cas.
Une enquête est en cours auprès des éleveurs pour connaître ceux qui envisagent d’acquérir leur propre tank. Ils seraient environ 200. Poplait va leur proposer des achats groupés. « Posséder son tank constitue une étape vers la rupture de la dépendance avec une laiterie. Mais il y a aussi un enjeu économique. Les tanks récents sont beaucoup moins énergivores », précise Fabrice Guérin. Or le tank à lait représente le premier poste de consommation électrique en élevage laitier. Et la prime de froid versée par les industriels n’a pas suivi la hausse des prix de l’énergie. La création de cette SAS n’est pas la première initiative d’OP pour commercialiser le lait (lire l’interview de Michel Rohrbach). Mais l’organisation qui a permis de la lancer révèle le changement structurel profond que commence à vivre la filière laitière. Des OP sont capables d’aller bien au-delà des négociations de contrats-cadres et de prix qui les ont d’abord mobilisées. Elles assument leur mission de gestion de l’offre dans un objectif de meilleure valorisation pour leurs adhérents. À l’heure où le carcan se desserre pour les éleveurs qui pourront de plus en plus se délier de leur acheteur historique, ils ont intérêt à bien intégrer cette évolution en cours. Car demain, il ne s’agira plus de choisir entre les laiteries, mais entre les OP.
(1) Poplait est une association regroupant dix OP laitières du Grand Ouest, soit 5 000 exploitations et 3,3 Md de litres de lait.
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