« LA GUERRE AVEC LEURS FOURNISSEURS SE POURSUIT »

Olivier Mével est enseignant-chercheur en sciences de gestion sur le partage de la valeur ajoutée dans les filières alimentaires, maître de conférences à l'université de Bretagne, consultant associé en marketing et stratégie des marques dans l'agroalimentaire au sein du cabinet Vallemayre, thèse de doctorat au sein de la Scarmor (groupement E. Leclerc).© CÉDRIC FAIMALI/GFA
Olivier Mével est enseignant-chercheur en sciences de gestion sur le partage de la valeur ajoutée dans les filières alimentaires, maître de conférences à l'université de Bretagne, consultant associé en marketing et stratégie des marques dans l'agroalimentaire au sein du cabinet Vallemayre, thèse de doctorat au sein de la Scarmor (groupement E. Leclerc).© CÉDRIC FAIMALI/GFA (©)

L'histoire particulière de la France explique en partie les tensions qui caractérisent les relations entre les distributeurs et les industriels, mais aussi avec les producteurs. La toute-puissance destructrice des enseignes de GMS pourrait être enfin affaiblie par l'attirance des consommateurs pour des circuits courts. Décryptage avec Olivier Mével.

CHAQUE ANNÉE, L'ACTUALITÉ S'ANIME LORSQUE LES NÉGOCIATIONS entre distributeurs et fournisseurs approchent de la date butoir. À chaque crise agricole, les industriels rejettent sur les acheteurs de grande surface la responsabilité de la baisse des prix et vice-versa. Régulièrement, le pouvoir politique s'empare du sujet. Les rapports parlementaires s'empilent, les textes de lois également, mais rien n'y fait. C'est toujours la loi du plus fort qui prévaut et à ce jeu, les grandes et moyennes surfaces règnent en maître sur fond d'une rengaine qui se joue dans les box lors des référencements : « Vous avez besoin de me vendre... mais je n'ai pas besoin de vous acheter ! » Et les agriculteurs ont souvent le sentiment de faire les frais de cette guerre sans fin.

Maître de conférences à l'université de Bretagne occidentale, Olivier Mével, enseignant-chercheur, a commencé sa carrière dans la grande distribution. Fin connaisseur de ce monde, il décrypte son fonctionnement.

Les GMS et leurs fournisseurs semblent se livrer en permanence une guerre : pourquoi ?

Olivier Mével : Pour comprendre, il faut revenir à l'histoire. Lorsque les supermarchés ont vu le jour en France, ils se sont positionnés comme des défenseurs du prix bas. Ils ont érigé l'achat comme leur première source de marge. Ils ont industrialisé le commerce en partant du principe que pour gagner de l'argent, ils devaient d'abord « bien » acheter. Dans ce but, ils ont sans cesse accru la taille de leurs centrales d'achat afin de peser toujours plus sur leurs fournisseurs. Nous en sommes là aujourd'hui. La marge à l'achat est devenue l'ADN du distributeur. Et cela pose des problèmes. L'histoire est différente ailleurs.

Au Royaume-Uni par exemple, la grande distribution a toujours cherché à maximiser sa marge à la vente et pas seulement à l'achat. Ceci l'a conduit à imaginer une kyrielle de services adaptés au consommateur (préparation des viandes, légumes épluchés...) pour mieux vendre en rendant les produits plus attractifs. L'objectif de pression sur les prix d'achat y est donc moins central.

De nombreuses lois ont été votées dans le but de rééquilibrer le rapport de force entre les acheteurs et leurs fournisseurs ; pourquoi le résultat est-il toujours décevant ?

O.M. : Le texte fondateur qui explique ces difficultés est, à mon avis, la loi Raffarin de 1996, qui restreint les possibilités d'ouverture ou d'extension des surfaces de vente au-delà de 300 m2 jusqu'en 2008 et aujourd'hui au-delà de 1 000m2 dans le cadre de la loi de modernisation économique (LME). Si en 1996, il s'agissait de satisfaire les petits commerçants, en 2008, l'objectif était de contrer le développement du hard discount. Cette loi Raffarin, en limitant le développement des magasins en place, a construit des bastions pour chaque enseigne dans les territoires (Leclerc en Bretagne, Auchan dans le Nord...) et compliqué l'arrivée de nouveaux intervenants. En réalité, la France a un problème culturel avec la concurrence. Elle a une furieuse tendance à empiler les lois pour s'en protéger, chacune tentant de contrer les travers de la précédente. Ainsi, la LME visait aussi à corriger les défauts de la loi Galland (1997), accusée de pousser à une hausse des prix au détail au travers des marges arrière. La loi Galland visait notamment à interdire les reventes à perte. Le seuil de revente à perte était le prix figurant sur la facture. Il correspondait au prix fixé par les conditions générales de ventes du fournisseur, non négociable, duquel étaient déduites d'éventuelles remises. Ce tarif ne tenait pas compte d'autres rabais imposés au titre de la coopération commerciale, par exemple, ou encore liées au volume de vente, à la mise à disposition de linéaire... (marges arrière). Celles-ci ont pu monter jusqu'à 40 % du prix de vente. Négociées hors facturation, elles n'influaient pas le seuil de revente à perte qui restait ainsi élevé de manière artificielle, entraînant une hausse généralisée des prix de vente au détail entre 1996 et 2008.

La LME a redonné aux acheteurs la possibilité de négocier les prix d'achat afin d'effacer ces marges arrière. La LME portait donc en elle tous les germes de la guerre des prix, mais le gouvernement ne s'en est pas aperçu immédiatement. En effet, la LME a redonné du poids aux acheteurs. Les plus gros (Carrefour et Leclerc) ont vite compris l'avantage que leur donnait leur taille. Ils ont donc cherché à s'affirmer comme les défenseurs du prix bas, mettant leurs fournisseurs sous pression en permanence afin de gagner des parts de marché. Ce faisant, ils ont déclenché la guerre des prix, mais aussi leur déflation.

Jusqu'en 2014, cette stratégie a payé et Leclerc était en passe de doubler Carrefour avec plus de 20 % de parts de marché. Mais les challengers se sont réveillés. Auchan et Système U d'une part, Intermarché et Casino d'autre part, ont signé des accords de coopération. En regroupant leurs puissances d'achat, ils ont amélioré leurs parts de marché, reléguant Leclerc en quatrième position en juin 2014.

Furieux, celui-ci a poussé la guerre des prix à son paroxysme, accentuant encore la pression sur le secteur alimentaire, et en particulier sur la filière laitière. Les prix de vente des produits alimentaires ont reculé de 1,8 % en 2014, alors que les coûts de production montaient.

La loi Hamon (17-03-2014) est la dixième réforme fondamentale du canal de distribution qui tente de limiter la puissance des GMS. Il s'agit d'un record dans le domaine du droit. Aucun autre secteur n'est aussi administré. Les distributeurs sont devenus des mastodontes sur lesquels l'État, mais aussi les organisations professionnelles, et même les multinationales n'ont plus de prise. La distribution a généré un modèle qui repose sur la captation de l'innovation des autres. Elle ne crée rien. Ses marges dépendent uniquement de sa capacité à garder les prix le plus bas possible, le plus longtemps possible, voire en permanence. Privés de perspectives de hausse des prix de vente, les industriels pèsent sur la formation des prix agricoles.

Pourtant, les GMS affirment qu'elles travaillent avec des marges très faibles, notamment sur les produits alimentaires. Et l'observatoire des prix et des marges publié par FranceAgriMer semble le confirmer...

O.M. : Je me demande quand cessera ce mensonge ! Quand l'État arrêtera-t-il de prêter le flanc aux critiques en abritant un observatoire dont le résultat des études est plus que douteux, car les données sont fournies par la Fédération des entreprises du commerce et de l'industrie (FCD) ? Au nom de la préservation de la concurrence, les informations sur les marges dans les linéaires sensibles (produits laitiers, fruits et légumes, boucherie) ne sont jamais vérifiées ! Cela pose un vrai problème de méthodologie et de transparence ! J'étudie la grande distribution depuis longtemps et je peux vous affirmer que les marges réelles sont sans commune mesure avec ce qui est annoncé. En moyenne, 75 % du résultat net des GMS est directement issu de trois rayons : la boucherie, les fruits et légumes, et les produits laitiers. Le lait UHT représente une véritable rente pour ces magasins. La grande distribution dégage un EBE moyen de 180 à 200 €/1 000 l de lait vendu. C'est plus que ce qui reste à l'éleveur ! Et les volumes concernés sont colossaux.

Les actions des syndicats agricoles contre les GMS peuvent-elles avoir une utilité ?

O.M. : Oui. Il faut sensibiliser les consommateurs au fait qu'ils sont aussi les acteurs principaux des chaînes alimentaires. Car ce sont bien eux qui tranchent en dernier ressort. Ma conviction est que ces derniers iront de plus en plus vers des produits portant l'étiquetage « origine France » ainsi que vers ceux qui sont socialement responsables. Aux coopératives et au monde agricole d'innover ! S'il existe un consommateur schizophrène uniquement tourné vers les premiers prix, le monde agricole doit interpeller les « consom'acteurs » qui recherchent des produits qui font sens, à forte symbolique sociétale, voire régionale.

La DGCCRF a récemment condamné certains distributeurs (Leclerc, Système U, Intermarché) pour des pratiques abusives ; est-ce le début d'un changement ?

O.M. : Ces différents jugements infligent des amendes conséquentes aux distributeurs pour cause de pratiques restrictives de concurrence et constatent, notamment, d'importants déséquilibres dans la relation commerciale qui indiquent une situation de soumission des fournisseurs aux GMS incriminées. Ces pratiques concernent toutes des avantages financiers (remises, ristournes, budgets de coopération commerciale...) que le distributeur soustrait indûment aux industriels par l'intermédiaire de contrats que ces derniers n'ont d'autres choix de signer.

Je ne suis pas sûr que la situation va évoluer aujourd'hui. Depuis cinquante ans, les GMS bénéficient de produits agricoles dans les quantités qu'elles souhaitent et aux prix qu'elles fixent. Cela pourrait continuer s'il n'y a pas une prise de conscience nationale autour du socle que constitue le monde agricole pour l'emploi en régions.

Cette guerre des prix est-elle sans fin ? Quelles en sont les conséquences ?

O.M. : Dans un premier temps, elle a provoqué une concentration inédite de la distribution autour de quatre supercentrales d'achat. Et elle a un effet dévastateur sur les filières de production alimentaire. En 2014, on devrait recenser environ 350 défaillances d'entreprises dans ce secteur, avec la perte de 5 000 emplois. Et la production a reculé de 2,3 % en 2013 alors qu'elle gagnait 1 % dans les pays voisins. Cependant, les distributeurs constatent que les baisses de prix et la multiplication des promotions ne suffisent plus à stimuler la consommation. Celle-ci a tendance à reculer. Il leur faut donc trouver autre chose.

Dans un deuxième temps, selon les lois de l'économie, la guerre des prix génère une recherche de différenciation. Nous y sommes aujourd'hui. Casino mise sur les modes de production durable, Leclerc cherche à utiliser l'image des éleveurs... Les analyses d'achat montrent que depuis deux ans, le chiffre d'affaires de la grande distribution stagne pour les produits de grandes marques, les MDD et les premiers prix. En revanche, il progresse sur les nouveautés et les marques régionales. Ceci est révélateur des choix des consommateurs. Contrairement à ce qu'elles disent, les GMS ne les prennent que peu en considération. Mais les consommateurs ont le pouvoir de marquer leurs préférences à travers leurs achats.

Ceux qui le peuvent se tournent vers les producteurs locaux et les circuits courts. Les autres choisissent les produits bio ou sous labels. Ils recherchent davantage de garanties quant à la « qualité » des produits. Le nombre de magasins de proximité augmente au détriment des hypers.

Cette recherche de proximité entre le consommateur et le producteur peut-elle être favorable aux éleveurs ?

O.M. : Dans la chaîne de consommation alimentaire, seuls les producteurs et les consommateurs sont indispensables. Les producteurs ont intérêt à se reconnecter avec la mise en marché de leurs produits. À l'avenir, la conquête du consommateur va se jouer là-dessus. Les distributeurs commencent à le comprendre. Ils sont très favorables aux démarches qui mettent en avant les producteurs. Il existe un risque de pillage de l'image des agriculteurs par les distributeurs.

Les consommateurs sont de mieux en mieux informés et aussi de plus en plus méfiants. Ils veulent des preuves. Les labels et signes de qualité sont devenus trop nombreux et ne suffisent plus à rassurer le consommateur. Il s'identifie à ce qu'il achète. La relation directe l'intéresse car elle lui offre une réassurance de ses achats. Elle lui permet aussi un certain apprentissage sur les modes de production et elle satisfait son souhait de partager le pouvoir d'achat.

Les industriels, et notamment les coopératives, ont donc intérêt à reconnecter les producteurs au chiffre d'affaires et à la marge dégagés en aval. Ils peuvent créer des marques régionales et s'appuyer sur les producteurs pour les vendre. Je crois que les démarches solidaires ont un grand avenir.

Les éleveurs laitiers doivent s'investir dans les organisations de producteurs pour se poser en partenaires des industriels. C'est le meilleur moyen de pérenniser les élevages et de contourner la muraille de prix bas imposée par les GMS.

Si les éleveurs ne s'impliquent pas, d'autres regroupent l'offre pour la mettre en marché sans souci de réelle valorisation du produit. Une conclusion s'impose d'urgence : les conditions de fonctionnement des marchés agricoles supposent actuellement un regroupement de l'offre. Les éleveurs doivent s'organiser entre eux, de façon transparente, sachant que l'OP implique sans doute un transfert de propriété.

Cela suffira-t-il ? Existe-t-il d'autres solutions pour rééquilibrer enfin le rapport de force ?

O.M. : La loi de modernisation économique était intéressante pour redonner du sens au commerce et faire disparaître les marges arrière. Elle a abouti à la guerre des prix. Pour s'en sortir, je pense qu'il faut s'attaquer au problème de la mise en rareté des linéaires, entretenue par la loi Raffarin.

De gros distributeurs étrangers (Wallmart, Cosco, Tesco...) rêvent d'entrer sur notre marché. Si la loi s'assouplissait un peu, leur arrivée augmenterait les surfaces de vente disponibles. La baisse de rendement des rayons pousserait les distributeurs à rechercher des partenariats avec les transformateurs. Ils s'intéresseraient sans doute davantage aux vraies demandes des consommateurs. Ceci permettrait de desserrer un peu la contrainte sur les prix.

Dans l'avenir, les GMS et les industriels qui réussiront le mieux seront ceux qui auront compris comment reconnecter l'amont agricole avec les marges dégagées en aval.

PROPOS RECUEILLIS PAR PASCALE LE CANN

Aperçu des marchés
Vaches, charolaises, U= France 7,1 €/kg net +0,05
Vaches, charolaises, R= France 6,94 €/kg net +0,02
Maïs Rendu Bordeaux Bordeaux 190 €/t =
Colza rendu Rouen Rouen 465 €/t +3

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