
Quatre AOP, quatre positions sur le robot de traite. Le comté, première AOP nationale, n'en veut pas. Le reblochon ne l'a pas interdit. Le laguiole y voit un moyen d'attirer les jeunes. Quant au camembert de Normandie, la discussion ne fait que commencer.
LE DÉBAT SUR LA PLACE DU ROBOT DANS LES AOC n'a pas été franchement abordé lors de la rédaction des cahiers des charges. Deux jugements des tribunaux dans les filières comté et reblochon le relancent ouvertement. Deux camps s'affrontent pour lui dire « non » ou l'intégrer, chacun avec ses arguments. Qui a tort, qui a raison ? La valorisation du litre de lait mais aussi, pour certaines AOP, la capacité à approvisionner le marché nous le dira dans dix ans. Car il s'agit d'un pari sur l'avenir.
LE REFUS DU COMTÉ RESTE À GRAVER DANS LE MARBRE
En rédigeant son cahier des charges, le comté pensait avoir fait barrière au robot. Ne serait-ce que pour des raisons économiques, traire matin et soir 50 laitières obligeant à avoir deux stalles. C'était sans compter sur la détermination d'un producteur, l'opiniâtreté de son avocate et l'appréciation d'un juge. Car il y avait une faille, le texte, interdisant la traite en libre-service, pas le robot.
Rappel des faits.
Quand, en 2010, un sociétaire de Pierrefontaine-les-Varans fait savoir qu'il persiste dans son projet de traire ses 45 laitières au robot, sa coop lui répond qu'elle ne pourra plus le collecter. Argument invoqué : incompatibilité avec l'AOP comté. La stalle est quand même achetée sans être installée et le producteur porte l'affaire devant la justice, en 2011. Au banc des accusés : la coop et le CIGC (l'interprofession).
Sur la base d'un rapport d'expert et du témoignage de producteurs de reblochon AOP utilisant le robot, habilement cités par le plaignant, le tribunal de grande instance de Besançon rend, en octobre 2014, un jugement pour le moins curieux. Il ne statue pas sur la situation au moment des faits mais ce qu'elle pourrait être. « Si l'exploitation s'équipe d'une seconde stalle, explique-t-il en substance, le troupeau pourra être trait matin et soir et la coopérative se devra de collecter ce lait à comté... sous peine d'une astreinte financière. »
CAHIER DES CHARGES : UNE RÉÉCRITURE À VENIR
Résultat : depuis le 5 janvier dernier, le troupeau est trait par deux robots, le lait collecté et payé au prix du lait à comté mais aiguillé en lait standard. Conséquence pour les 29 exploitations de la coop : une moins-value de 200 €/1 000 l à digérer. Soit pour les 300 000 litres concernés, un coup de rabot de 8 €/1 000 l sur les 7,6 millions de litres de lait transformés par la coop. On saura, en juin, si l'appel du CIGC contre ce jugement a été entendu. Car il n'est pas question pour la filière d'en rester là, ni de laisser cette coopérative assumer seule ce combat. Ses responsables et une grande majorité de producteurs disent « non » au robot. Pour le réaffirmer, l'interprofession a voté, en novembre 2015, à l'unanimité une note d'interprétation du cahier des charges. Elle y précise en toutes lettres « que l'interdiction de la traite en libre-service signifie aussi celle d'une traite par un robot et l'obligation d'éliminer les premiers jets à la main », un avant-goût de ce qui pourrait s'inscrire dans une nouvelle mouture du cahier des charges. Le comté a en effet l'intention de graver dans le marbre cette interdiction et d'y repréciser d'autres pratiques sources de dérives, comme l'affouragement en vert.
Ce refus du robot tient à plusieurs raisons. La principale est politique. À l'heure où les copies commencent à se multiplier et à frapper aux portes des GMS pour lui rogner des parts de marché, le comté veut cultiver ses différences. L'un de ses fondamentaux est la place des hommes et de leur savoir-faire tout au long du process d'élaboration du produit, y compris la traite. Il y a aussi la volonté d'une cohérence avec l'image vendue au consommateur, celle de vaches qui pâturent vraiment... une pratique difficilement concevable avec la traite robotisée dans les conditions herbagères du massif jurassien. « On ne peut pas non plus gérer le lait cru comme les autres laits, insiste Claude Vermot Desroches, président du CIGC. La présence de l'homme me paraît indispensable pour maîtriser les germes potentiellement pathogènes, tout en préservant la flore microbienne favorable qui fait la typicité de notre produit. »
Il y a aussi cette étude menée en 2011 par l'AOC gruyère en Suisse. Elle montre que même en respectant un intervalle de traite de 8 heures avec un robot, le risque de lipolyse et, avec lui, de goût de rance est plus délicat à maîtriser.
LE REBLOCHON SE DIVISE SUR LE SUJET
Officiellement, le robot n'est pas interdit dans l'AOP reblochon, il est « encadré ». C'est aux pratiques de s'adapter au cahier des charges. À en croire la bataille judiciaire en cours, la formulation ne semble pas totalement satisfaisante.
Fin décembre 2015, le tribunal administratif de Grenoble a annulé la décision de Certipaq de retirer l'habilitation de produire du lait AOP reblochon à deux exploitations robotisées. Lors de ses contrôles, l'organisme de certification avait noté que les pratiques de traite en vigueur dans ces élevages ne respectaient pas les contraintes du cahier des charges. Refusant l'arrêt de collecte de leur lait en AOP et arguant le manque à gagner, les producteurs concernés avaient saisi la justice. Considérant que le non-respect des huit heures entre les deux traites était un défaut « mineur » et « non majeur », le tribunal de Grenoble leur avait donné raison.
DES RISQUES DE DIVISION ET DE RADICALISATION
Avec le Syndicat interprofessionnel du reblochon (Sir) et l'Institut national des appellations d'origine (Inao), Certipaq a fait appel. Il faudra attendre plusieurs mois pour connaître la décision de la cour d'appel de Lyon. « La justice n'a pas remis en cause notre cahier des charges, souligne Jérôme Buffet, le président du Sir. Elle a juste considéré que notre plan de contrôle manquait de précision et de progressivité dans la cotation utilisée pour définir les différents manquements observés : mineur, majeur, grave. Nous travaillons avec l'Inao pour améliorer ces points. »
Même si sa porte reste ouverte, Jérôme Buffet estime difficile de dialoguer avec des gens qui clament haut et fort qu'ils privilégieront la procédure judiciaire à la discussion. « Après la question des robots, viendront celles de la limitation des concentrés et de la distribution du fourrage en vert, craint-il. Or, le cahier des charges de l'AOP porte un enjeu de territoire avec une notion de pâturage à faire vivre (8 heures minimum par jour) et une qualité du lait à assurer dans une filière lait cru. »
En attendant que la justice se prononce, certains observateurs en Haute-Savoie craignent les risques de division et de radicalisation au sein de la filière. La vision des producteurs fermiers semble ainsi bien loin de celle des éleveurs robotisés, organisés au sein d'un syndicat, le Syprol.
Lors de la dernière révision du cahier des charges (2012-2015), les questions des races (la simmental et la brune avaient été exclues) et des conditions d'alimentation (autonomie fourragère) avaient cristallisé les débats et occulté la problématique du robot. Elle revient comme un boomerang.
LE LAGUIOLE SANS A PRIORI, MAIS AVEC VIGILANCE
« Au début des années 1960, la production laitière a failli disparaître de l'Aubrac quand le syndicat du laguiole s'opposait à la machine à traire », rappelle en préambule André Valadier, président de l'ODG du laguiole (Organisme de défense et de gestion). Il souligne aussi la situation très particulière de ce haut plateau où la concurrence avec un système allaitant performant, valorisant la race aubrac, peut détourner les éleveurs laitiers découragés par l'astreinte de leur élevage. « Ceci étant, l'ODG ne s'oppose pas au robot de traite, à condition que cet outil s'adapte strictement à notre cahier des charges, qui est parmi les plus stricts des AOP françaises », insiste-t-il.
« AUCUN RISQUE NE SERA PRIS SUR LA QUALITÉ DE NOTRE LAIT CRU »
Quatre robots fonctionnent sur l'aire géographique du laguiole et l'ODG a créé une commission spéciale chargée d'évaluer ces traites automatisées. Le premier point, le plus important, est l'adaptation stricte aux 120 jours de pâturage obligatoires (l'affouragement en vert est interdit et pendant cette période, les apports de fourrages complémentaires ne doivent pas dépasser 3 kg de MS par jour). La question de la lipolyse et, plus généralement, de la qualité du lait est aussi sous surveillance. « Si l'éleveur maîtrise son robot et respecte des intervalles de traites suffisants, il n'y a pas de dérapage. Donc, il faudra être capable d'identifier qui est apte, ou pas, à maîtriser cette nouvelle technologie et certainement imposer un nombre de vaches par stalle. Enfin, nous échangeons beaucoup avec les constructeurs sur l'adaptation de l'outil et sur les conditions de son installation dans l'élevage », ajoute Christian Miquel, animateur de l'ODG.
Toute cette vigilance doit permettre à la commission d'aboutir prochainement à un cahier des charges destiné à l'utilisation du robot dans l'AOP. « Nous sommes encore dans une phase d'observation. Car nous ne prendrons aucun risque pour la qualité de notre lait cru, donc de nos fromages. L'ODG a montré par le passé qu'elle était capable de remise en cause forte. Rappelons les 2 000 prim'holsteins balayées d'un seul coup, pour une race plus en adéquation avec notre produit. Nous aurons la même exigence avec le robot », avertit André Valadier.
UNE RÉFLEXION QUI ARRIVE SUR LE PLATEAU DU CAMEMBERT DE NORMANDIE
À la révision du cahier des charges il y a près de dix ans, le camembert de Normandie et ses cousins, le pont-l'évêque et le livarot, ont fixé des règles sur la race normande et les prairies, mais pas sur la traite, qu'elle soit robotisée ou non. L'exigence de 25 ares/vache de prairies pâturables et six mois de pâturage obligatoires ont semblé des garde-fous suffisants, non pas au robot mais à l'agrandissement trop important des troupeaux. Il peut mettre à mal le lait cru de l'AOP camembert et d'une partie du pont-l'évêque, ainsi que le lien au terroir via le pâturage. Depuis, les robots se sont installés dans le bocage bas-normand. Gillot, le leader de l'AOP camembert, en compte huit à dix sur les 96 livreurs. « Les résultats sanitaires sont similaires à une traite classique, mais cela demande un accompagnement important. » Occupée par la normandisation des troupeaux d'ici à 2017 et la sortie d'éleveurs qui en découle, la structure commune aux trois appellations commence tout juste à aborder le sujet. L'idée serait de définir de nouveaux critères pour le contrôle officiel des producteurs. « Dans certains cas, il y a un doute sur le respect des règles de pâturage, avance Charles Deparis, le président. Un critère pourrait être la tenue d'un calendrier de pâturage. »
C'est ce qui devrait être fait pour les contrôles internes qui ont un objectif pédagogique. « Ce débat pourrait arriver par un autre biais : le contrat-cadre entreprise-organisation de producteurs. » Celui entre Gillot et l'OP fixe un plafond de 6 500 l/ha de SFP. Ils réfléchissent à aller plus loin.
LA RÉDACTION DE L'ÉLEVEUR LAITIER
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