270 000 vaches dans le désert algérien, est-ce vraiment possible ? Un agronome décrypte

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Roto de traite de la ferme Baladna au Nord du Qatar
Le groupe Baladna, qui a été choisi pour monter le projet algérien, est à la tête d'une ferme laitière de 24 000 vaches au nord du Qatar. (©MSM | AdobeStock)

En Algérie, le désir d’autosuffisance alimentaire porte la politique agricole. En toile de fond : la volonté de construire l’une des plus grandes fermes laitières au monde pour en finir avec l’importation de poudre de lait. Mais pour Djamel Belaïd, agronome franco-algérien, le projet va se heurter à des réalités physiques. Entre besoins énergétiques, et surtout besoins en eau pour la production de fourrage, l’inhospitalité du désert pourrait bien contraindre les autorités à réduire la voilure à moyen terme.

En avril 2024, l’Algérie projetait la construction d’une des plus grosses fermes laitières au monde. L’objectif : réunir pas moins de 200 000 vaches laitières – voire 270 000 selon les sources – pour rendre le pays autosuffisant en produits laitiers. Un an après, les travaux ont commencé. « La première phase est en cours avec la mise en place de pivots d’irrigation », détaille Djamel Belaïd, ingénieur agronome franco-algérien. « Le ministre de l’agriculture veut que les premiers semis aient lieu dès cet automne pour sortir les premiers litres de lait en 2026. »

Si le chantier est bel et bien lancé, son gigantisme a de quoi désarçonner les observateurs : peut-on vraiment élever plus de 200 000 vaches en plein désert algérien ? Les porteurs de projet n’en sont pas à leur coup d’essai. « Il existe deux fermes du genre dans les pays du Golfe », décrypte Djamel Belaïd. Au Qatar, la société Baladna – qui porte également le projet algérien – est à la tête d’une ferme de 24 000 têtes. Au nord de Doha, le site industriel s’étend fièrement dans la poussière du désert qatari.

Plus de 150 000 vaches sur une ferme saoudienne

En Arabie saoudite, la société Almarai revendique plus de 150 000 vaches sur plusieurs structures. « Le projet algérien ressemble à ce qui se fait dans le désert d'Arabie. L’objectif est de construire 5 sites de production qui constitueraient un ensemble total de plus de 200 000 vaches », détaille Djamel Belaïd.

Là-bas, tout est mécanisé. « Vous avez une sorte de voiturette de golf qui remonte les allées de niches à veaux pour distribuer les seaux à lait. Pour distribuer l’aliment, un camion remonte la stabulation ». Et bien entendu, l’ensemble des bâtiments est climatisé pour permettre la production laitière.

Mais la principale différence entre le projet qatari et le projet algérien réside en la production de fourrage. « En arabe, Almarai – le nom de la plus grosse ferme saoudienne – signifie "prairie" ». Pourtant, les abords de la ferme n’ont rien de vert. « Lorsque les Qataris évoquent leur propre surface agricole, ils parlent en mètres carrés, pas en hectares. » La quasi-totalité des fourrages utilisés dans ces fermes est importée : « l’aliment vient du Soudan, voire de plus loin ».

De son côté, l’Algérie vise une autosuffisance totale. Pas moins de 117 000 ha de terres de la région de l’Adrar, au sud du pays, sont affectés au projet. « L’Algérie dispose d’usines de trituration de soja sur la côte, et compte utiliser l’eau des nappes souterraines du Sahara pour produire ses fourrages. » Le gouvernement projette ainsi la construction de 700 forages pour irriguer ces surfaces.

Une demande énergétique colossale

Pour l’agronome, le pari est optimiste. « Sur les sites en question, l’eau est à 70 m de profondeur. » Dans la région, la pluviométrie moyenne avoisine les 10 mm par an. Les cultures seront totalement dépendantes des eaux souterraines.

Extraire de tels volumes d’eau demande une énergie conséquente : « Lorsqu’on irrigue, ça n’est pas le pivot qui consomme le plus, c’est la pompe », rappelle l’agronome. Sans parler des besoins énergétiques liés à la climatisation des bâtiments. En bref, le projet est un gouffre énergétique. Mais « cet aspect a été étudié par le ministère de l’agriculture algérien », tempère l’agronome. Sonelgaz, une société locale de production d’énergie, a annoncé mettre en place des turbines électriques pour assurer le raccordement des sites au réseau. Le pays peut également compter sur des réserves gazières, ainsi que sur un potentiel solaire non négligeable.

Des incertitudes sur les volumes d’eau disponibles

Mais le tout n’est pas de savoir pomper l’eau. Encore faut-il en avoir suffisamment pour répondre à de tels besoins. « En France, le BRGM suit le niveau des nappes. Je ne lui connais pas d’équivalent en Algérie », tranche l’agronome.

Pour irriguer les 117 000 ha de culture, le gouvernement compte sur les eaux souterraines du désert. En 2013, l’Institut de recherche pour le développement (IRD) s’appuyait sur les données du satellite américain Grace pour évaluer le volume d’eau stocké dans l’aquifère du Sahara septentrional. Compter entre 30 et 50 000 milliards de mètres cubes.

Mais pour Djamel Belaid, « il se passe quelque chose dans cette nappe ». Les spécialistes alertent : l’altésianisme – ou le jaillissement spontané d’eau à la suite d’un forage – a quasiment disparu. « Dans certaines zones, l’eau affleurait il y a 30 ans. Puis il a fallu forer à 30, 50 m… »

La nappe bénéficie bien de recharges naturelles, mais elles ne couvraient que 40 % des prélèvements réalisés sur la période 2003-2010 d’après une étude publiée dans Geophysical Research Letters.

Tôt ou tard, le principe de réalité les rattrapera.

Si bien que tôt ou tard, la disponibilité en eau pourrait freiner la croissance de la structure. « Je crois que les premières phases du projet auront lieu. Il y aura bien des vaches dans le Sahara septentrional, mais peut-être pas 200 000. Tôt ou tard, le principe de réalité les rattrapera », alerte l’agronome.

À défaut de production fourragère locale, Baladna et le gouvernement algérien pourraient opter pour l’achat d’aliment. Mais cette thèse peine à convaincre l’expert. « Importer des fourrages pour 200 000 vaches à 1 500 km de la côte, c’est de la folie. » Au Qatar, la ferme Baladna est située à une soixantaine de kilomètres du port de Doha.

L’autonomie alimentaire : un projet politique

Il n’empêche que le gouvernement algérien reste attaché à la notion de sécurité et d’autosuffisance alimentaire. C’est d’ailleurs dans cette philosophie que s’inscrit le projet de la méga ferme de l’Adrar. « Dans l’Antiquité, l’Algérie était souvent qualifiée de "grenier de Rome", du fait des exportations de blé » remarque Djamel Belaid. « Aujourd’hui, l’on constate une volonté de renouer avec cette grandeur agricole. Les Algériens sont plutôt fiers de ces projets d’ampleur, et se laissent même tenter par le rêve de devenir une puissance exportatrice. »

Vers une réduction des besoins à l’import

Dans le même temps, l’Algérie compte parmi les partenaires historiques de l’Hexagone sur le marché des produits laitiers. Compter 11 % de nos exportations annuelles de poudre de lait d’après les données du Cniel. Un marché menacé par l’essor de la production algérienne. « Entre la volonté d’améliorer l’autosuffisance alimentaire et les questions diplomatiques, je pense qu’il y aura moins d’échanges à l’avenir », poursuit l’ingénieur. Difficile pour autant d’imaginer un tarissement des flux. « Pour moi, il y aura toujours des importations de poudre de lait. Les besoins sont tellement grands que ça n’empêchera pas les transactions. »

Au-delà des échanges de produits finis, Djamel Belaid imagine plutôt des échanges de savoir-faire. Des programmes d’échange entre les deux partis ont déjà existé par le passé. « Il y a une dizaine d’années, le projet Alban a conduit à mettre en relation des entreprises bretonnes et des investisseurs algériens. L’objectif était de former les producteurs locaux à certains standards de production. Après plusieurs années de travail, le niveau de production des adhérents a nettement augmenté », note l’agronome.

D’autant que les grands noms de l’industrie laitière française sont présents en Algérie. « Danone djurdjura est une filiale du français Danone. Lactalis est présent avec les usines Célia. Je pense qu’il peut y avoir des échanges de matériel industriel et de savoir-faire pour réduire la dépendance de l’Algérie aux importations. » Du reste, la disponibilité en eau dans l’aquifère du Sahara septentrional sera probablement un facteur déterminant dans le re-dimensionnement des fermes laitières de l’Adrar, et donc de la potentielle autonomie alimentaire du pays.

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