« PRODUIRE PLUS, SANS DOUTE, MAIS PAS A N'IMPORTE QUEL PRIX »

PHOTOS © THOMAS HUBERT
PHOTOS © THOMAS HUBERT (©)

A L'INSTAR D'AUTRES IRLANDAIS, WILLIAM KELLS RÉFLÉCHIRA À DEUX FOIS AVANT DE RÉPONDRE TÊTE BAISSÉE AUX APPELS DE SA LAITERIE À PRODUIRE PLUS.

COMME TOUS LES ÉLEVEURS IRLANDAIS, WILLIAM KELLS est assailli par des appels à l'augmentation de la production laitière. D'un côté, le gouvernement vise un doublement des volumes en six ans avec son plan Food Harvest 2020. De l'autre, sa coopérative, Lakeland Dairies, exhorte ses adhérents à fournir 40 % de lait en plus après 2015. Autour de lui, les collègues sont partagés : certains investissent massivement pour monter en régime, d'autres se méfient après des années 2012 et 2013 calamiteuses sur le plan météo et la crainte d'une prochaine chute des prix.

La réponse de William est à l'image de ce costaud débonnaire de 58 ans : « Produire plus, pourquoi pas, mais pas à n'importe quel prix». Ce principe a guidé les quatre premières décennies de sa carrière. Cette année, le départ à la retraite pour les Irlandais de son âge a été repoussé à 67 ans. « Pour les dix ans à venir, je produirai sans doute plus que maintenant, mais je ne prévois pas d'y consacrer des efforts importants. Je suis content du point auquel je suis arrivé », déclare-t-il.

« J'AI 55 HA DE PÂTURE PRODUCTIVE AUTOUR DE MES BÂTIMENTS »

L'existant que William veut préserver, c'est avant tout 55 ha de bonne qualité voués à l'herbe, rassemblés autour de ses bâtiments (dont 40 ha en propriété). Principalement situées en haut des collines qui séparent les innombrables lacs de la région, ces prairies résistent bien à une pluviométrie annuelle proche d'un mètre. « Elles sont plus ouvertes, plus grandes et plus sèches que la moyenne du comté de Cavan, mais représentatives de l'Irlande », constate David Colbourne, de l'agence publique Teagasc. Ce conseiller agricole anime un groupe de laitiers dont William fait partie.

L'éleveur loue deux prairies de 24 et 5 ha à quelques minutes de là, « pour l'ensilage, les jeunes bovins et les moutons ». De plus, il possède une autre ferme de 31 ha à 22 km, où il ensile de l'herbe et élève des ovins. Ses liens familiaux lui permettent de gérer la fragmentation de l'exploitation, typique d'une région où l'accès au foncier reste difficile après une histoire troublée : on est ici à la frontière de l'Irlande du Nord. « Mon frère garde un oeil sur les moutons dans la prairie que je loue, et ma fille habite la deuxième ferme une partie du temps », note-t-il.

William s'installe à Milltown en 1976 à la mort de son père. Huit ans plus tard, il hérite de la deuxième ferme, plus grande à l'époque. Au fil des années, il achète des terres adjacentes à ses propriétés et prend des compléments en fermage. Dès la fin des années 1970, il investit dans une stabulation pour 40 vaches, puis dans une salle de traite de six places et un bâtiment pour les jeunes bovins. Il draine la moitié de ses terres. « Dans les années 1990, tout a été ressemé », dit-il.

En 2009, William réalise son plus gros investissement : « Il y avait une aide du gouvernement pour le stockage du lisier. J'en ai profité pour construire un nouveau bâtiment avec une stabulation à logettes sur caillebotis de 70 places au-dessus d'une fosse à lisier et une salle de traite en épi de 14 places. L'ancienne salle de traite a été transformée en box de vêlage », détaille-t-il.

« JE SERAI LIBRE DE TOUTE ANNUITÉ DANS SIX ANS »

Grâce à cet investissement de 235 000 € couvert pour moitié par les subventions, son exploitation a doublé en capacité. Elle accueille aujourd'hui 150 laitières. Il reste à William six ans de remboursements à 2 000 € par mois pour solder le prêt contracté pour ces travaux. L'exploitation sera alors libre de dettes, tous les emprunts sur cinq à dix ans liés aux investissements précédents étant déjà remboursés.

Pour tirer le meilleur parti de son outil désormais stabilisé, l'éleveur mise avant tout sur le premier atout de l'Irlande : l'herbe. Le climat ne permet pas de cultiver d'autres fourrages ici, ni dans l'essentiel du pays d'ailleurs. Il a donc mis en place il y a quelques années un réseau de clôtures et 2 km de voies stabilisées, constituées d'une assise empierrée et d'un remblai en gravier, praticables par tous les temps pour piloter les déplacements de son troupeau en fonction de la pousse. David Colbourne se souvient du jour où William a pris cette décision, typique de « son attitude volontaire et son esprit d'ouverture. Il m'avait consulté au sujet des voies de circulation qui manquaient sur sa ferme. Je lui ai rendu visite et nous en avons parlé pendant plusieurs heures », se souvient le conseiller de Teagasc.

« Beaucoup d'agriculteurs prendraient des mois pour y réfléchir, mais il m'a appelé le soir même en me disant : "Le terrassier était dans le coin, je lui ai demandé de venir. Il y a un détail à clarifier dans le plan dont nous avons parlé." Peu après, il avait construit son réseau et je le faisais visiter à un groupe d'éleveurs. » Coût de l'opération : 20 000 €.

William utilise depuis un système de pâturage tournant lorsque les vaches sont à l'extérieur, de début avril à fin octobre. Les moutons viennent brouter l'herbe restante en novembre. Au printemps, les vaches ont accès à 40 ha, soit 27 ares par vache. La surface restante, réservée à l'ensilage, est progressivement réduite en fonction de la pousse jusqu'à la dernière coupe en septembre : à l'automne, les 55 ha qui entourent la ferme sont alors intégralement consacrés au pâturage.

« MES PRAIRIES EN ONT ENCORE SOUS LE PIED »

Jusqu'ici ressemées par rotation tous les dix ans en ray-grass avec une faible proportion de trèfles, les prairies pourraient bientôt voir leur productivité augmenter tout en espaçant les semis : « Je viens de faire des analyses de sol qui montrent un déficit en phosphore. Je me suis trop concentré sur l'azote ces dernières années et je vais pouvoir rééquilibrer les choses avec un engrais de type 0.16.0 », explique William. En attendant, la fertilisation habituelle se répartit entre les 11 000 l de lisier accumulés pendant l'hiver et 200 kg d'azote par hectare sous forme d'engrais minéral en cinq à six fois. Les parcelles à ensiler reçoivent une centaine de kilos d'N/ha de plus, en une seule fois.

« JE TRAVAILLE 3 640 HEURES PAR AN »

En saison, l'éleveur gère le pâturage de ses paddocks sur 36 heures. « J'ouvre de nouvelles sections le matin et le soir. J'ai constaté le bénéfice que cela apporte en termes de repousse de l'herbe. Le gain serait encore plus important si je refermais les clôtures derrière les vaches à chaque étape, mais il ne justifie pas le surcroît de travail que cela impliquerait. »

La chasse aux heures de travail inutiles est une priorité pour cet éleveur quasiment seul sur son exploitation. Son neveu fait souvent la traite du samedi soir pour lui permettre un court week-end, et un ouvrier vient occasionnellement donner un coup de main, un arrangement permis par la souplesse du droit du travail irlandais. Pour le reste, ce sont les longues journées de travail de William qui font la rentabilité de l'exploitation : la traite du matin a lieu à 5 h 30 et celle du soir douze heures plus tard. Heureusement, il s'accorde une pause quotidienne en fin de matinée. William estime travailler 3 640 heures par an.

Tous les travaux mécanisés sont donc confiés à des entreprises extérieures.

« JE LAISSE LES EXPERTS FAIRE CE QU'ILS FONT MIEUX QUE MOI »

« Je ne me suis jamais assis sur un tracteur. Je suis bien plus heureux sur la terre ferme ! », plaisante-t-il, avant d'ajouter : « C'est ma plus grande qualité : laisser les experts faire ce qu'ils font mieux que moi. » Ce choix lui permet de limiter son parc de matériel à une désileuse récente et deux tracteurs hors d'âge. Dès qu'il s'agit d'épandre le lisier ou de tailler les haies, William met des prestataires en concurrence. « Par exemple, je demande le prix pour ressemer un hectare, explique-t-il. Si cela me semble cher, je cherche une alternative, y compris en Irlande du Nord. » La proximité de la frontière permet en effet de jouer sur les fluctuations du taux de change entre l'euro et la livre sterling, mais aussi sur des habitudes de travail différentes : « Les gars d'Irlande du Nord offrent de meilleures conditions s'ils sont payés le jour même », rapporte William.

Cette priorité à l'externalisation vaut également pour le plus gros des chantiers annuels : l'ensilage de l'herbe, base de l'alimentation hivernale . Les entreprises facturent ce service 250 € par hectare, traitements et tassage inclus. Le bâchage reste à sa charge. Entre ses deux silos de 30 x 9 m sur 2,50 m de haut et de 30 x 12 m sur 3,60 m,

et quelques balles enrubannées, William stocke chaque année environ 1 200 t d'herbe ensilée (poids brut). Il procède généralement à une première coupe sur 25 à 40 ha, puis ensile progressivement de nouveaux blocs de 5 ha dont le nombre varie en fonction de la pousse. Pendant le catastrophique hiver 2012-2013, des centaines d'éleveurs ont épuisé leurs réserves et ont dû importer du fourrage à grands frais. La prudence de William lui a permis d'échapper à la pénurie : « En situation normale, je m'arrange pour garder un silo intact d'avance. J'ai toujours essayé d'avoir six mois de stock devant moi. »

Malgré ces précautions, il faut ici briser le mythe d'un élevage irlandais vivant exclusivement d'herbe : en l'absence de céréales produites localement, les 58 000 € déboursés pour les aliments concentrés des vaches, veaux et génisses en 2013 représentent le premier poste de dépenses de William, même si la facture est habituellement moins élevée, entre 40 000 et 45 000 € par an. « Nous donnons une grande quantité de concentrés entre les vêlages et la mise à l'herbe au printemps », précise-t-il.

« J'AI CONSERVÉ DES ANIMAUX QUI NE SONT PAS RENTABLES »

Huit vaches sur dix vêlent entre février et avril, et la distribution d'aliments se poursuit pendant l'été. William reconnaît qu'il n'optimise pas au mieux les granulés distribués et dépasse actuellement sa consommation habituelle d'une tonne par vache et par an. « Certains éleveurs donnent 4 kg un jour, 2 kg le lendemain, mais cela suppose une surveillance étroite des conditions météo. Je trouve plus profitable de consacrer mes efforts au pâturage tournant. »

L'éleveur est conscient de la faible performance de son troupeau ces derniers mois. « J'ai de nombreuses vaches médiocres, car je n'ai pas fait assez de réformes », explique-t-il. En cause : la chute du cours des réformes de 1 €/kg en deux ans. « Je ne voulais pas laisser partir une vache pour 300 ou 400 € tant qu'elle n'avait pas de problèmes d'âge ou de fertilité. J'avais le quota pour continuer à les traire. J'ai donc conservé des animaux qui ne sont pas rentables individuellement. »

Dans les mois qui viennent, il envisage d'en réformer une quarantaine parmi les moins productives ou décalées en termes de dates de vêlage. Une partie sera remplacée par 22 primipares arrivées cet hiver. Il abordera alors l'abolition des quotas avec une réserve de terres qui, selon David Colbourne, permet « une augmentation du nombre de vaches et de leur rendement ».

William se dit même prêt à augmenter légèrement sa surface si une opportunité se présente, à condition de ne pas s'endetter. Mais sa préférence serait de ne conserver que 120 vaches à 6 000 l, en supprimant les vêlages tardifs, histoire de lever le pied : « Je suis agriculteur depuis près de quarante ans et toujours passionné par mon travail, mais tout va dépendre de ma santé, dit-il. Certains jours, je suis à l'aise avec la charge de travail, d'autres moins. »

THOMAS HUBERT

Forte de la stabulation à logettes sur caillebotis de 70 places ajoutée en 2009 au bâtiment construit en 1970, et d'une nouvelle salle de traite 2 x 7 postes, l'exploitation peut accueillir aujourd'hui un maximum de 150 laitières.

Ovins et bovins font souvent bon ménage sur de nombreuses exploitations irlandaises. William Kells possède 174 brebis qui lui permettent de tirer parti de ses terres les plus pauvres.

Dans sa 2 x 7 postes en épi en simple équipement central, William consacre une heure à la traite de ses 150 vaches. Il estime son temps de travail annuel à 3 640 heures.

William a donné 1,3 t de concentrés par vache l'année dernière, sans compter des petits achats de fourrage lors du printemps pourri : moins de 5 000 l/VL/an en 2013, c'est moyen pour la région. Il utilise un peu trop de granulés. En revanche, ses coûts de fertilisation sont bons par rapport aux objectifs locaux, car il a de bonnes terres. L'année 2012 a été mauvaise et de nombreux éleveurs ont acheté beaucoup d'engrais pour continuer à ensiler. Les charges sont bien contrôlées et permettent de générer un résultat supérieur à la moyenne, qu'il s'agisse du bénéfice par vache, par hectare ou par litre. »

CHIFFRES ET ANALYSE. Que disent leurs comptes d'exploitation ?

A partir d'avril, les vaches qui viennent de vêler profitent de l'abondance d'herbe avec leurs veaux sur un pâturage séparé avant de rejoindre le troupeau laitier.

20 000 € ont été investis dans un réseau de clôtures et 2 km de voies stabilisées, praticables par tous les temps pour piloter les déplacements du troupeau selon la pousse de l'herbe.

Aperçu des marchés
Vaches, charolaises, U= France 7,1 €/kg net +0,05
Vaches, charolaises, R= France 6,94 €/kg net +0,02
Maïs Rendu Bordeaux Bordeaux 190 €/t =
Colza rendu Rouen Rouen 465 €/t +3

Météo
journée technique sur la tuberculose bovine

La tuberculose bovine fait frémir les éleveurs bas-normands

Maladies

Tapez un ou plusieurs mots-clés...