Opportunisme, la gangrène

Jadis (il y a peu d'années), s'installer paysan (chef d'entreprise aujourd'hui) nécessitait une petite flamme intérieure enivrante en soi que l'on nommait « passion ». Fous de génétique, férus d'alimentation, accros de performance, amoureux du bel animal, émus par la poésie dégagée par les « lélèches » de la vache sur son veau. Aujourd'hui, l'agro-businessman (autrefois paysan) se passionne pour son EBE. Quelle trouvaille, l'EBE, le sésame qui ouvre la porte de la découverte du point G de l'agri -manager, celle qui mène à la jouissance suprême, à l'extase ! G comme gestion, gain, gagneur… Yes !

L'opportuniste, selon la définition, c'est celui qui saisit toutes les occasions qui passent en faisant peu de cas des principes… Yes ! Vous voulez un exemple ? Souvenez-vous, il y a deux ans, des crétins diplômés et cravatés pondent une prime FCO identique pour les bovins adultes et les petits veaux. S'en suit une avalanche de coups de masse sur la tronche des veaux nouveau-nés. Pour l'opportuniste qui veut cajoler son EBE, le bon veau laitier, cette année-là était un veau mort…

Tout le monde s'est tu, même moi, trop de honte sans doute. Pourtant, mon job dans ces colonnes est d'appuyer mon stylo là où ça fait bobo. Mais je n'en ai pas eu le courage. Pour me racheter, bien que j'ai horreur de me livrer, je vais vous conter une expérience personnelle qui, je l'espère, fera réfléchir. Fraîchement installé paysan, dans les années quatre-vingt, j'accueille bénévolement des jeunes toxicomanes en postcure de désintoxication, des blacks, beurs, anciens taulards, prostituées occasionnelles… la totale ! Des pedigrees et des personnalités qui vous remettent les idées en place. Expérience de « mise au vert » selon les psys, mais secrète et non officielle. Un bain d'humanité inoubliable dans lequel on se prend des grandes claques dans la gueule, matin, midi et soir. Une réalité brute de décoffrage qui me transforme vite en cul-terreux utile.

Cette aventure presque clandestine, épuisante, suivait son cours jusqu'au jour où un ministre qui voulait se faire mousser décida, en s'inspirant de l'opération, de faire de ma région un pilote dans la réinsertion sociale des toxicomanes. Animateurs et psys, comme la poignée d'accueillants, personne n'a été consulté. Nous savions juste qu'une enveloppe importante allait être allouée à cette bonne cause par le ministère.

Dès la première journée d'info sur la nouvelle formule, j'ai compris ma douleur. Recrutés par petites annonces, de nombreux et nouveaux «parrains» étaient présents. Des pingouins BCBG, attaché-case en cuir flambant neuf, étui à porteplume doré, nous ont exposé les grandes lignes du programme du ministre.

Point essentiel : les très juteuses indemnités allouées aux familles d'accueil. J'ai entendu des opportunistes parler de diversification au même titre que l'implantation d'un poulailler (pathétique vérité), des retraités agricoles évoquer leur souhait d'arrondir leurs maigres retraites (triste réalité). Après quelques mois de fonctionnement et non sans remords du montant de la rémunération, je m'étonne du profil de mes pensionnaires pour le moins très ciblé. Questionnant sur le sujet, la réponse est sans appel, seul le petit noyau de départ accepte les Noirs, les Arabes, les repris de justice… et surtout ceux qui refusaient de communiquer les résultats sur leur séropositivité. Bref, tous ceux que les opportunistes ne veulent pas voir chez eux. Fragilisé parce qu'un de mes protégés clean sur la dope s'est fait rattraper par le sida, j'ai tout plaqué, laissant les énarques et les opportunistes dans leur jus. L'opération n'a pas survécu plus d'un an ! Une pensée pour Anone, Nouria, Salem et toute la bande qui m'a sans doute, sans le savoir, fait grandir un peu dans ma petitesse.