
Un agrandissement de troupeau qui tourne mal et c'est la descente aux enfers pour ce couple d'éleveurs laitiers. Le soutien de Solidarité Paysans a permis d'enrayer le processus de détresse psychologique. Mais il faut du temps pour remonter la pente.
MARIE ET GÉRARD(1) SE SONT INSTALLÉS EN 1998 sur une exploitation laitière d'une structure classique en Basse-Normandie : 220 000 l de quotas, et une production de boeufs. « Ça tournait très bien. On avait de la trésorerie, nous prenions des vacances », se souvient Marie. En 2006 arrive l'échéance de la mise aux normes. Un simple aménagement des bâtiments existants ne convainc pas la banque. Elle estime la capacité de production de l'exploitation trop juste et incite les éleveurs à s'engager dans une reprise en 2008 : objectif 500 000 l de lait à produire dans un nouveau bâtiment. Mais les ennuis commencent. Les travaux prennent du retard, il faut gérer 80 vaches dans des installations conçues pour 40. Et puis le bâtiment neuf est bourré de malfaçons, il inonde. Les vaches ont les pieds dans l'eau durant tout l'hiver, impossible de curer l'aire paillée. Il faut plus de trois heures matin et soir pour traire. Les problèmes sanitaires s'intensifient et en 2009, la crise du lait. « Mon mari a travaillé comme un fou et brutalement, un jour de l'hiver 2010, il s'est arrêté, complètement désintéressé de son métier, il ne pouvait plus rien faire. » On appelle cela un burn-out. Un syndrome que Jean-Luc Fouyer, président de Solidarité Paysans Basse-Normandie, connaît bien : « C'est une situation d'épuisement profond, qui amène à un immobilisme quasi total, avec le refus de voir la réalité. Parfois, certains vont plus loin... Nous en voyons de plus en plus, notamment chez des éleveurs laitiers qui s'agrandissent trop vite, chez des JA aussi, et ce n'est pas nécessairement lié à des difficultés économiques. »
Aidée par ses enfants, soutenue par la famille, Marie tente de tenir l'exploitation, mais comment ne pas lâcher prise aussi devant la charge de travail et les ennuis qui s'enchaînent ? « Nous mourrions à petit feu. »
C'est une opératrice de pesée du contrôle laitier qui va donner l'alerte en appelant Annie Pasquier, agricultrice à la retraite et accompagnatrice à Solidarité Paysans. Nous sommes en décembre 2012.
« LAISSER EXPRIMER LA DOULEUR »
« Après un premier contact téléphonique, nous nous sommes déplacés avec Isabelle Fontaine, salariée de l'association », explique Annie. « La première chose à faire est d'être à l'écoute, de laisser exprimer la douleur. Ensuite, l'urgence, c'est la famille, donner un peu d'air au budget. Il faut souvent alerter la MSA et les assistantes sociales pour débloquer des aides disponibles, demander le RSA, etc. Enfin, s'attaquer au fond du problème, ici le bâtiment : faire appel à l'expertise d'un conseiller et à une aide juridique pour accompagner les recours, etc. Mais dans la plupart des cas, les éleveurs sont dans un tel état de choc psychologique, de blocage, que le processus peut être long. Ils doivent retrouver de la confiance et nous devons respecter leur rythme, ne pas les bousculer. Car ces éleveurs en détresse ont tellement entendu de "y a qu'à, faut qu'on". Notre discours n'est pas celui- là et nous nous gardons de tout jugement », expliquent Annie et Isabelle.
« C'EST TRÈS VITE CHACUN POUR SOI »
Aujourd'hui, Marie va mieux et accepte de témoigner, Gérard lui est encore fragile. Certes, le prix du lait est au plus haut et apporte un peu d'oxygène à la trésorerie, mais le problème du bâtiment n'est pas encore réglé. Marie fait un constat assez sévère de la solidarité et du soutien exprimés par la profession. « Sauf quelques voisins sensibles à nos difficultés, l'entourage professionnel s'écarte vite. C'est chacun pour soi. La Cuma était davantage préoccupée de récupérer ce qu'on lui devait que de nous aider. On devient repoussants... et si on ne travaille plus, c'est qu'on est des fainéants. Une bonne âme a même osé dire qu'on ne souhaitait plus nous connaître. »
La banque qui n'a aucune écoute en dehors de ses ratios financiers, le centre de gestion qui déserte (« C'est souvent le premier à partir »), la spirale de l'enfermement s'entame. Seul le conseiller du contrôle laitier mettait encore un pied dans l'élevage. Malgré leurs difficultés, Marie et Gérard avaient conservé ce service, il a été une béquille salutaire. « Ici, il restait encore une petite étincelle et un soutien de la famille. D'autres situations sont plus dramatiques. Quelqu'un de très isolé, qui ne s'exprime pas, qui ne vous regarde pas quand vous lui parlez, qui vous dit qu'il a peur, présente de gros risques de passage à l'acte », poursuit Isabelle. D'où l'importance de rompre l'isolement, d'être à l'écoute. « Pour redresser une situation économique difficile, nous trouvons en général des solutions. Se remettre de troubles psychologiques est beaucoup plus difficile », analyse Isabelle.
DE GRANDES RÉTICENCES À CONSULTER UN PSY
Le médecin de famille ne joue pas toujours son rôle ou n'est pas formé à cela. Et que va-t-il entendre : « Docteur je suis fatigué » ? Souvent, cela n'ira pas plus loin qu'une prescription de vitamines. « Le problème est : comment les inciter à se soigner ?, poursuit Annie. Les éleveurs opposent une grande réticence à aller voir un psychiatre : "Je ne suis pas fou", d'autres sont dans le déni total. » Si l'élevage laitier est plus fragile, c'est bien à cause de la charge de travail et du stress qu'il peut engendrer. « Un agrandissement de troupeau mal maîtrisé, une installation mal étudiée et il n'y a plus de marge de sécurité. Au moindre grain de sable, tout s'écroule. Je me fais beaucoup de soucis pour l'après-quota car j'entends des discours très expansionnistes. D'accord, il n'y aura plus de limites à produire davantage, mais pour quelle qualité de vie ? Tout le monde ne réalisera pas cela dans le bonheur », avertit Jean-Luc Fouyé. Que faudrait-il faire pour prévenir certains drames ? La réponse de Jean-Luc, Isabelle et Annie est unanime : « Parler davantage de performances économiques que de performances techniques, notamment chez les jeunes. Produire plus ne signifie pas toujours gagner plus. »
Nous en sommes donc là en 2014. Les lacunes en gestion d'entreprise seraient encore immenses. « Je vois des situations d'endettement inouïes avec, derrière, une course à la production sans fin. Les difficultés sont souvent inscrites à l'avance dès le dossier d'installation et ce n'est pas toujours économique. L'organisation du travail, le management, cela s'apprend aussi », insiste Isabelle Fontaine.
D.G.
(1) Par discrétion, les prénoms ont été modifiés.
C'est une opératrice de pesée du contrôle laitier qui va donner l'alerte. © CLAUDIUS THIRIET
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