Charge mentale en élevage : causes et solutions
Deux tiers des éleveurs/éleveuses évoquent une charge mentale élevée au quotidien, dans leur métier, selon une étude qualitative menée auprès de plusieurs d’entre eux. Pour quelles raisons ? Quelles solutions pour retrouver plus de sérénité ?
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« On est toujours à fond, à 10 000 à l’heure ! », lancent certains des exploitants interrogés dans le cadre de cette enquête. La majorité jugent leur charge de travail « moyennement à très élevée" et près de 40 % seraient dans une situation difficile. « Entre la charge de travail et le manque de revenu, je ne le referais pas », confie l’un d’eux. Autrement dit : il ne choisirait pas le métier d’éleveur.
La charge de travail en élevage, qui ne cesse de s’alourdir, augmente la charge mentale des éleveurs et éleveuses. On en parle de plus en plus mais qu’est-ce que la charge mentale exactement ? « Une balance imaginaire entre, d’un côté, la quantité de tâches et d’informations à gérer et, de l’autre, les capacités physiques et mentales de chaque individu pour les absorber », illustre Anne-Lise Jacquot, enseignante-chercheuse à l’Institut Agro Rennes-Angers. Dès que la « quantité » dépasse les « capacités », ça bascule !
« Nous avons trop de choses à prendre en compte », résument les producteurs enquêtés. Qu’entendent-ils précisément par là ? C’est ce qu’ont voulu savoir l’école d’ingénieur en agronomie et la chambre d’agriculture de Bretagne grâce à cette étude, menée dans le cadre du RMT travail en agriculture (réseau mixte technologique, NDLR) qui s’intéresse notamment à la qualité de vie au travail des agriculteurs.
Travailler avec le vivant : une responsabilité « acceptée »
Parmi les facteurs amplifiant la charge mentale : en tête, travailler avec vivant, suivi de la gestion de l’exploitation, des aspects financiers, des préoccupations personnelles et des responsabilités (voir graphique ci-dessous). « Ces dernières sont majoritairement acceptées par les exploitant(e) s. Les deux premiers éléments cités sont surtout chronophages », précise Anne-Lise Jacquot. Les soins aux animaux, par exemple, représentent une charge de travail et mentale importante. Ils exigent d’y consacrer beaucoup de temps et génèrent des questionnements, des inquiétudes, etc.
« Dès que je vais voir mes animaux, j’ai un peu la boule au ventre, je crains qu’il y ait un problème », témoignent plusieurs producteurs/productrices. Pourtant « m’occuper des bêtes, c’est ce que je préfère faire », partagent-ils cependant. La charge de travail et mentale ainsi générée est là aussi « acceptée » car elle est « au cœur du métier d’éleveur ». D’autres paramètres interviennent également : les astreintes, les aléas sanitaires, les incertitudes sur l’avenir…
« Sans cesse remplir des papiers, rentrer dans des cases »
Et surtout l’administratif qui prend toujours plus de poids. Il faut néanmoins distinguer ce qui relève de la gestion quotidienne, comme les enregistrements ou la comptabilité, ici aussi « acceptés » parce que faisant partie du métier, des nombreuses normes et réglementations auxquelles se conformer : « ce n’est pas mon métier d’éleveur qui pose problème, je sais faire, c’est l’accumulation des missions administratives ». Sont visées, en particulier, la Pac et les mises en conformité réglementaires
Ce n’est pas mon métier d’éleveur qui pose problème.
« Ce n’est pas anodin, nous avons sans cesse une épée de Damoclès sur la tête. Il faut continuellement remplir des papiers, rentrer dans des cases, répondre en temps et en heure à tout, même si ça tombe en pleine période de bourre, on a peur d’un contrôle et qu’il y ait quelque chose qui ne soit pas conforme. Il y a tellement de règles, qui changent constamment, on ne peut pas être au fait de tout… » À la "paperasse », il faudrait pouvoir y passer, pour être efficace et avancer, une journée entière et pas quelques heures par-ci par-là en étant interrompu par des impératifs, des imprévus, obligeant à y revenir plus tard.
« Sacrifier » la famille ou la ferme
L’équilibre vie pro/perso, pas simple à trouver, pèse lui aussi. « 75 % des personnes ayant participé à l’enquête le subissent et le déplorent », appuie l’enseignante-chercheuse. Elles regrettent de ne pas être suffisamment disponibles pour leur famille, et ne prendre que rarement des congés. Certaines disent devoir « sacrifier » soit la sphère familiale, soit les réflexions stratégiques pour l’exploitation.
Certes, travailler avec son conjoint et les enfants autour, est perçu comme un avantage mais il est plus compliqué de déconnecter : « à table, on continue de parler boulot ! » Quelques éleveuses partent seules en vacances : « mon mari ne veut pas être loin de ses vaches ». Et celles qui ont dédié davantage de temps à leur foyer disent en pâtir dans leur activité.
Le regard de la société peut, par ailleurs, être très impactant. Plus de 60 % « se sentent en décalage voire incompris ». « Ne pas être entendu et jugé en permanence » augmente la charge mentale. Travailler à plusieurs peut, de même, l’accroître. « Les objectifs stratégiques et le besoin de réflexion diffèrent parfois entre associés », fait remarquer Anne-Lise Jacquot. La prise de décision peut engendrer des tensions et les projets avoir du mal à avancer.
Tout changement de pratiques peut cristalliser les divergences : il faut prendre le temps de tester et il y a une prise de risque derrière, le reste de l’équipe n’y est pas forcément favorable. Si l’exploitation embauche des salariés, leur management accentue la charge mentale : l’employeur doit « les former et s’adapter à eux pour les attirer et les fidéliser », sans oublier les difficultés de recrutement en élevage.
Agir sur l’organisation et l’outil de travail
Comment alléger la charge mentale des éleveurs et des éleveuses ? Pour trouver des solutions les mieux adaptées à leurs problématiques, autant qu’elles viennent d’eux. Quatre principaux leviers ont été identifiés dans leurs réponses. L’organisation du travail d’abord : plus de flexibilité, une meilleure conciliation entre le professionnel et le privé, davantage d’anticipation. « Les imprévus ne chamboulent plus l’emploi du temps, détaille l’enseignante-chercheuse. Les marges de manœuvre sont toutefois plus limitées pour les exploitant(e) s seul(e) s sur la ferme et lors des pics d’activité. »
Deuxième piste : l’optimisation technique de l’outil de travail. En outre, « elle permet d’acquérir de nouvelles compétences, d’améliorer les performances technico-économiques, donc la rémunération, et la satisfaction personnelle derrière ». Ici, la prise de risque, et la perte de revenu qu’elle pourrait induire, réduit les marges de manœuvre. Les sentiments des producteurs et productrices sont ambivalents : « essayer de nouvelles choses, faire évoluer techniquement mon élevage : deux opportunités essentielles que me donne mon métier d’éleveur/éleveuse » mais « on n’a pas le droit à l’erreur ».
Le recours aux nouvelles technologies peut aussi être envisagé : elles apportent plus de souplesse dans la gestion quotidienne de l’exploitation et elles sont tellement diverses qu’il y en a forcément qui conviennent à chacun. Les alarmes et données à distance, entre autres, « rassurent ». Attention : elles impliquent un minimum appétence chez les utilisateurs et ont un coût. Parmi les autres voies d’amélioration : s’associer même si travailler à plusieurs est parfois délicat, déléguer des travaux, ne pas surdimensionner son outil de production, prendre conscience de ses limites, se faire accompagner (formations, groupes d’échange, aide au répit et/ou psychologique).
« En parler mais c’est encore tabou »
Dernière alternative et non des moindres : la communication, notamment au sein du collectif de travail, et avec les partenaires de l’exploitation côtoyés régulièrement : techniciens, vétérinaires… Une relation de confiance s’est créée avec eux. En général, « ils sont à l’écoute » mais « manquent de formation pour savoir comment réagir, et de moyens d’action ensuite ». Avec les autres éleveurs, c’est plus dur. Si la charge de travail est aujourd’hui plus facilement abordée, comment les exploitant(e) s la vivent l’est encore très peu.
La honte de dire que ça ne va pas !
« Cela touche à l’intime », souligne Anne-Lise Jacquot. « C’est tabou. La honte de dire que ça ne va pas ! », estiment les participants à cette étude. Certains groupes d’éleveurs/éleveuses dédiés à ces thématiques, ou formations telles que « continuer ou se reconvertir » peuvent libérer la parole. L’expérience peut enfin aider : « Je gère mieux qu’à mes débuts, j’arrive à prioriser. »
Portée essentiellement par les femmes
Selon Nabila Gain-Nachi, chargée de mission égalité/parité et conseillère en accompagnement humain à la chambre d’agriculture de Bretagne, la charge mentale est essentiellement portée par les éleveuses. Près de 90 % des répondantes la perçoivent « moyennement à très élevée » (cf. graphe) contre 60 % des répondants. La raison ? « Elles cumulent la charge mentale liée à leur profession et à la gestion de leur famille et de la vie quotidienne à la maison, indique-t-elle. La difficulté majeure est de concilier les temps de vie. » Elles en témoignent : « Trop de choses à penser en même temps. Nous ne faisons que courir. »
Les éleveurs, eux, cantonnent la charge mentale au domaine professionnel, à la masse de travail à accomplir, au nombre d’heures effectué. La tenue de la maison, entre autres, ne les préoccupe pas autant que les femmes. « Globalement, ils semblent moins conscients de l’incidence de la charge de travail sur la charge mentale – ce sont leur conjointe ou un tiers extérieur qui leur font remarquer – et montrent une envie de changer moindre. »
Trop de choses à penser en même temps.
En cause sans doute : des comportements genrés. Les éleveurs se disent « rigoureux, curieux, persévérant, engagé, technicien, innovant, autonome », les éleveuses « exigeantes, très carrées, perfectionnistes, passionnées ». Certaines solutions proposées le sont tout autant : les agricultrices insistent sur la planification et la gestion des imprévus, l’instauration de règles de fonctionnement, la réduction de la pénibilité, et travaillent la confiance en soi et la gestion des émotions ; leurs homologues masculins très peu. D’où la nécessité d’un accompagnement différencié.
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