
Les producteurs laitiers québécois s'inquiètent des concessions faites dans le cadre des accords de libre-échange avec l'Union européenne et les partenaires du traité transpacifique. Leur système de gestion de l'offre, qui permet d'aligner l'offre laitière sur la demande intérieure, subit de plein fouet la tendance à l'ouverture progressive du marché canadien.
Malgré le temps bas et les nuages, on aperçoit au loin le Saint-Laurent. Chemises impeccables, floquées aux couleurs de la ferme, Sylvie Gendron et Christian Lacasse, éleveurs laitiers à Saint-Vallier, près de Québec, ont, comme la plupart de leurs compatriotes, le sens de l'accueil. Au coeur de la Belle Province, le bâtiment immaculé en bois qui fait office d'étable avec ses abords soignés et ses silos impeccables est à l'image des fermes québécoises.
Christian est la seconde génération à s'être installée sur la ferme. Pourtant, il ne se destinait pas à l'agriculture. Il était en formation pour devenir vétérinaire quand son frère est décédé d'un accident de moto. « C'était en 1978, se souvient l'éleveur, j'étais la dernière cartouche. » Sa femme Sylvie l'a rejoint en 1990. Ils travaillent tous les deux sur l'exploitation, avec l'aide de leurs quatre fils, dont deux aimeraient un jour prendre la « relève ». Les deux sont des passionnés d'élevage et de génétique. Les années qui marquent leurs visages montrent qu'ils ne comptent pas leurs heures mais qu'ils exercent toujours leur métier avec la même passion.
Sylvie Gendron et Christian Lacasse, éleveurs laitiers à Saint-Vallier, près de Québec (Canada). – « Nous sommes performants et nous faisons partie des cinq meilleurs troupeaux québécois », dxit Christian Lacasse. © P. Bourdois/GFA
« Ici il y a 60 vaches à la traite pour un troupeau de 135 holsteins, décrit Christian. Nous produisons en moyenne 12.500.kg par vache et par an. » Dans le bâtiment, chaque vache a sa stalle et y restera le temps de deux ou trois lactations avant de partir à la réforme. Tout est automatisé, de la distribution d'aliments sur le devant au robot de traite à l'arrière. Avec un quota de production de 80 kg de matière grasse par jour (environ 4.000 l pour deux jours), Sylvie et Christian estiment leur chiffre d'affaires global à 700.000 $ (plus de 480.000 €).
« Nous sommes performants et nous faisons partie des cinq meilleurs troupeaux québécois », ajoute-t-il fièrement. Le Québec et l'Ontario, provinces de l'Est (les plus peuplées), concentrent les deux tiers des exploitations laitières du pays. À l'Ouest, le long de la côte Pacifique, la Colombie-Britannique et l'Alberta comptent à elles deux un peu plus de mille exploitations, plus importantes en taille qu'au Québec, avec une moyenne de 80 vaches par exploitation contre environ 60 au Québec.
La distribution d'aliments est automatisée. © P. Bourdois/GFA.
460 € les 1.000 litres
Le prix du lait, en baisse ces dernières années, reste parmi le plus élevé des pays industrialisés. Il tourne actuellement autour de 460 € les 1.000 litres, après déduction des frais de transport et des diverses contributions versées à l'organisme de gestion et de promotion de la filière.
Au Canada, où l'on défend bec et ongles la libéralisation des marchés, la filière laitière fait figure d'exception. La gestion de l'offre est un système unique au monde, géré par les producteurs eux-mêmes, qui permet d'aligner l'offre à la demande intérieure. Les importations de produits laitiers sont fortement taxées. Quant à l'exportation, il est inexistant, le Canada ayant obtenu l'autorisation par l'OMC de conserver son système à condition de ne pas interagir sur les marchés mondiaux avec ses surplus de poudres de lait.
« Je crois en ce mécanisme et il plaît à l'ensemble de la chaîne de valeur, jusqu'au consommateur », assure Christian. Les standards de qualité sont déterminés par les producteurs et l'ensemble de la collecte est mutualisé pour être livrée selon les besoins des usines. Les frais de transport sont également gérés collectivement pour ne pas pénaliser les éleveurs éloignés. Dans la province cousine de la France, c'est l'association Producteurs de lait du Québec (PLQ) qui agit pour l'ensemble des fermes en matière de marketing, de communication, de vente et de logistique. PLQ emploie 45 salariés dont une grande majorité travaille pour la gestion du lait afin de l'orienter en fonction des besoins des usines.
25.000 $ pour produire 1 kg de matière grasse
Cette gestion excessivement administrée n'a pas freiné le mouvement de concentration des exploitations canadiennes dont le nombre a diminué de moitié entre 1985 et 2015 (de 24.615 à 11.683). Comme ailleurs dans le monde, les troupeaux ont fait un bond en avant : de 41 vaches il y a 20 ans à une moyenne de 80 aujourd'hui. L'agrandissement des fermes a eu pour conséquence de les rendre difficilement transmissibles. « Aujourd'hui, la ferme ne dégage pas assez de revenus pour faire vivre deux familles », estime Christian.
Pour installer ses deux fils, William et Matthieu, il cherche à racheter des quotas de matière grasse. « Il faut compter environ 25.000 $ par kilo acheté », calcule Christian, qui compte racheter environ 10 kg. « On s'est fixé dix ans pour transmettre la ferme », indique l'éleveur. Il sait que « les fermes changent ».
Ces investissements pour produire davantage s'accompagneront d'une modernisation du bâtiment pour « aller vers des stabulations libres et un robot de traite ». Au Canada, le manque de « relève » agricole est dans toutes les têtes. Pourtant, malgré l'importance du lobby des producteurs agricoles, il n'existe aucune aide à l'installation. L'accès au métier reste réservé aux descendants.
Chaque vache en lactation a sa stalle attitrée. © P. Bourdois/GFA
La polémique du lait diafiltré
« Nous avons fait le choix de ne pas exporter », tranche l'éleveur. Comme 2?500 autres de ses collègues, il est allé manifester devant le parlement fédéral à Ottawa au début de juin pour protester contre l'utilisation par les industriels de lait diafiltré en provenance des États-Unis. « Je ne peux pas limiter ma production et supporter qu'on importe ce type de produit », s'agace-t-il.
Ce concentré de protéines liquides passe la frontière comme un ingrédient et échappe ainsi aux taxes à son entrée sur le territoire. Une fois arrivé à l'usine, il est en revanche considéré comme du lait, ce qui permet aux industriels de l'utiliser. Depuis l'arrivée du lait diafiltré il y a un an et demi, les fabricants de fromages et de yaourts commandent moins de lait aux producteurs, l'offre abonde et les prix chutent. « Je n'accepte pas que l'on tire le prix de mon lait vers le bas », explique Christian Lacasse.
Cette faille dans la réglementation n'a pas échappé aux exportateurs américains et aux transformateurs canadiens qui ont co-construit ce nouveau marché. Selon l'Union des producteurs agricoles, équivalente québécoise de la FNSEA, les pertes des producteurs liées à ces importations se sont élevées à 220 millions de dollars (M$) en 2015 (145 M€). Pour autant, le gouvernement fédéral ne semble pas enclin à trouver une solution, les États-Unis mettant la pression sur les importations de bois d'oeuvre, secteurs stratégiques au Canada.
Publicité de l'Union des producteurs agricoles (UPA) pour défendre la gestion de l'offre (Montréal, Canada). © P. Bourdois/GFA
Inquiétude face à la multiplication des accords de libre-échange
Les importations du lait diafiltré s'ajoutent aux nombreux accords de libre-échange que le Canada souhaite ratifier. « À l'origine, les produits sous gestion de l'offre (lait, poulet, oeufs, NDLR) ne devaient pas faire partie des accords de libre-échange », indique Christian. Pourtant, le Canada a concédé bien des choses, notamment sur les produits laitiers.
Le traité transpacifique (TTP), qui vise à intégrer les économies des régions Asie-Pacifique et d'Amérique (Canada, Australie, États-Unis, Brunei, Chili, Japon, Malaisie, Mexique, Nouvelle-Zélande, Pérou, Singapour, Vietnam), prévoit une ouverture progressive du marché laitier canadien sur 5 ans. S'il était ratifié, les industriels seraient en mesure de se procurer 3,25 % de la production laitière canadienne à l'étranger. Pour l'association des producteurs de lait du Québec, cette ouverture pourrait causer à terme la perte de 200 M$ chaque année (140 M€).
« Au total, la ferme laitière canadienne doit donc s'attendre à des pertes annuelles d'environ 570 M$ (400 M€) »
À cela s'ajoutent les concessions faites dans le cadre du CETA (traité de libre-échange entre le Canada et l'Union européenne). L'UE a effectivement obtenu un contingent supplémentaire pour exporter ses fromages au Canada de 17.700 tonnes, qui s'ajoutent aux 13.000 tonnes déjà exportées annuellement.
L'UPA estime que ce nouveau contingent d'importation en provenance de l'UE représente environ 1,4 % de la production laitière canadienne, ce qui représenterait une perte de 150 M$ (100 M€) chaque année.
Au total, la ferme laitière canadienne doit donc s'attendre à des pertes annuelles d'environ 570 M$ (400 M€). A l'échelle d'une exploitation, L'UPA estime que cela pourrait représenter jusqu'à 35.000 € sur une année. Mis les uns au bout des autres, tous ces grains de sable malmènent la sacro-sainte gestion de l'offre laitière canadienne. Pour autant, même si çà et là quelques courants libéraux souhaitent abolir le système, le gouvernement de Justin Trudeau (élu à la fin de 2015) ne semble pas prêt à le remettre en cause.
Pauline Bourdois
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