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Big data Maîtriser ses données pour mieux gérer sa ferme

Le Cniel travaille à une future norme Afnor sur les données afin de pouvoir fluidifier leur circulation (interopérabilité) et leur valorisation. L'enjeu est bien que l'éleveur passe d'une situation d'utilisateur à une situation d'acteur.

Les capteurs se développent depuis plusieurs années afin d’améliorer la gestion de la ferme et les données se multiplient. Si elles sont coûteuses à recueillir, nettoyer et traiter, elles sont une source incroyable d’information pour appuyer l’éleveur dans son travail. Reste à garder la main dessus.

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«Avoir des données, c’est avoir du pouvoir. Ouvrir l’accès aux données, c’est rerépar­tir le pouvoir », déclarait déjà en 2015 Stéphane Grumbach, directeur de recherche à l’Institut national en sciences et technologies du numérique (Inria) (1). Et d’ajouter : « Il y a une chose qu’il faut comprendre et qui est absolument caractéristique du numérique : la concentration. Plus on a de données et d’utilisateurs, plus on a de pouvoir, et la logique est celle d’une croissance rapide. » Et de la donnée, la fameuse data, les éleveurs en produisent beaucoup. Ainsi Gènes Diffusion revendique pour son produit Heat Box+ environ 210 000 données remontées par vache et par an (rumination, vêlage, reproduction, ingestion, etc.). France Génétique Élevage a dans sa base 189 millions de données juste pour la partie insémination. L’élevage laitier fait partie des secteurs agricoles les plus équipés pour produire de la donnée : capteurs, logiciels de gestion de troupeau, robots de traite, d’alimentation ou de nettoyage… L’Institut de l’élevage (Idele) a d’ailleurs référencé sur son site l’ensemble des capteurs mis sur le marché avec les fonctions associées (projet Sm@rt élevage).

Un changement de paradigme

« Jusqu’à présent, les agriculteurs avaient l’habitude de fournir volontairement leurs données dans un cadre réglementaire, à des fins d’aide à la décision, mais ils étaient toujours acteurs dans la fourniture de données. Avec le big data [quantité très importante de données, ndlr], ce qui change, c’est qu’ils fournissent des données non seulement volontairement, mais aussi à leur insu, via les différents équipements de leur exploitation. Il y a vraiment un changement de paradigme par rapport à la donnée pour l’agriculteur », expliquait Jean-Pierre Chanet, directeur de l’unité de recherche technologies et systèmes d’information pour les agrosystèmes à l’Inrae. En 2015, il précisait déjà que, « pour l’instant, ce sont les acteurs privés qui sont moteurs majoritairement : les constructeurs, les fournisseurs de solutions logicielles, ont pris cette vague du big data à temps par rapport à d’autres secteurs ». En 2023, cela reste toujours le cas, même si les interprofessions et les institutions se sont emparées du sujet, poussées par les évolutions réglementaires européennes. Ce n’est qu’en 2022 que le Cniel s’est penché sur la question des enjeux des data pour la filière laitière. L’objectif : « proposer un cadre sécurisant » autour de ces données et les valoriser, faire de la pédagogie et « définir une politique en matière d’exploitation ». Yannick Le Cozler, enseignant-chercheur à l’Institut Agro Rennes-Angers, regrette d’ailleurs que les data des élevages restent, encore aujourd’hui, captives du secteur privé et notamment « très difficiles d’accès pour la recherche ». Un éleveur doit aussi pouvoir, en changeant de robot de traite, par exemple, transférer à son nouveau prestataire l’ensemble de ces informations acquises au fil des ans, sans blocage ni rétention.

Les animaux génèrent beaucoup de données. Croisées à d’autres (météo, assolement, traitements, compatibilité, etc.), ce sont des milliers de données que produit une exploitation tous les ans. Avec l’intelligence artificielle, d’autres perspectives s’ouvrent aux éleveurs, au même titre qu'en médecine humaine.

Des données utilisées par le secteur privé

Claire Dupin, Market Solution Manager chez DeLaval, présent dans plus de cent pays, indique que le logiciel DeLaval DelPro enregistre des millions de données avec des modules complémentaires qui peuvent encore capter des données spécifiques en fonction de la demande de l’éleveur. « Le nombre de données est l’une des forces et l’une des contraintes de la data. Notre outil est compatible pour un troupeau de vingt vaches mais aussi de plusieurs centaines, partout dans le monde. Nous faisons en sorte que nous puissions utiliser notre logiciel même avec d’anciens robots de traite. Nous venons d’y ajouter une intelligence artificielle (IA), qui a une capacité infinie face à l’œil humain qui, lui, peut se retrouver perdu devant tant de données. L’IA pourra détecter et prodiguer un conseil avant que l’éleveur n’observe quelque chose sur sa vache. Nous pourrions voir une vache malade en Australie et détecter le même genre de maladie rapidement dans un élevage en France. » De son côté, Christophe Miault, éleveur, administrateur chez Terrena et président du groupe Data du Cniel, se souvient du moment où Terrena avait cherché à accéder à la base de données du contrôle laitier afin d’améliorer le conseil auprès des éleveurs : « Il y avait un frein énorme. Nous avions commencé à mettre les pieds dans le plat. »

Avec la donnée et les outils d’aide à la décision, c’est aussi le métier du conseil en élevage qui évolue. « J’imagine que certains conseillers se disent : “mince, cela va me remplacer”. Mais en fait non. Cela donne encore plus d’outils pour le conseil. Il sera encore plus performant », estime Claire Dupin. La data est une « mine d’or », selon elle, mais encore faut-il être capable de la récupérer, la nettoyer et la traiter, ce qui est particulièrement coûteux. L’éleveur seul avec ses données brutes n’a pas beaucoup de pouvoir. En revanche, lorsqu’il croise ses données avec celles d’autres éleveurs, il reprend du pouvoir sur sa ferme (sanitaire, alimentation, qualité du lait, etc.).

De multiples bases de données déjà existantes

La question de la data ne concerne pas uniquement la partie technique de l’élevage. En effet, la facturation électronique pointe le bout de son nez avec, là encore, des informations liées à la santé financière de l’exploitation transitant par les logiciels comptables. Les déclarations Pac sont aussi de la data. En élevage, les bases de données sont déjà multiples : Spie (identification animale), Infolabo (qualité du lait), Boviwell (bien-être animal), CBPE (charte des bonnes pratiques d’élevage), Agribalyse (indicateurs ACV), Sinaps (statistique de la filière), etc. « La donnée brute n’appartient à personne mais quand elle est liée à un individu physique, comme c’est le cas pour une exploitation individuelle, le règlement général sur la protection des données (RGPD) s’applique, a expliqué Béatrice Balvay, responsable de projet informatique à l’Idele, lors de son intervention sur le consentement à la conférence mondiale du World Holstein Friesian Federation de 2022. Nous avons des données issues d’un mélange d’exploitations dans la base, sociétés et individuelles, aussi nous nous alignons sur la réglementation la plus contraignante. »

Un logiciel pour le consentement en 2024

La charte Data-agri, lancée par la FNSEA, les JA, l’APCA et le Crédit Agricole en 2019, a fait les premiers pas pour sensibiliser les acteurs du monde agricole à la question de l’utilisation des données. La question du consentement et de la transparance de l’usage des données y sont intégrées. Aujourd’hui, pour les données génétiques, France Génétique Élevage, en lien avec la Confédération nationale de l’élevage (CNE), va mettre en place début 2024 un logiciel spécifique gérant le consetentement – Agata Consent –, afin que « l’ensemble des données génétiques circulent et soient accessibles sous le contrôle de l’éleveur », explique Laurent Journaux, son directeur. À chaque échange entrant ou sortant de la base, il faudra un consentement. « Si l’éleveur veut refuser de fournir ses données, il le pourra mais il devra rester vigilant, car accéder à la donnée permet aussi à son entreprise de conseil en élevage de bien faire son travail », précise-t-il. Michel Pivard, président de France informatique élevage et agriculture (FIEA)(2), à l’origine d’Agata Consent, explique : « Notre seule donnée est le consentement. Nous n’avons pas les données qui transitent derrière ce consentement. Nos données seront archivées et sécurisées avec un système de chaîne de blocs (blockchain). Demain, avec Agata Consent, l’éleveur va pouvoir “fermer le robinet” ou pas. Aujourd’hui, il ne peut pas le faire. »

Quelle sécurité pour ces données ?

La question de la sécurité de la data revient souvent, avec la peur d’être hacké (vol de données ou juste craquage de la sécurité informatique). Yannick Le Cozler observe à ce sujet : « Au fond, qu’est-ce que l’on en fait de ces données ou plutôt qu’est-ce que l’on n’en fait pas ? […] On pourrait imaginer un marché de ces données. » Mais la donnée n’a de valeur que si elle est exploitée et multiple. « S’il y a eu autant de progrès, c’est parce qu’il y a un partage de la donnée, continue-t-il. Il serait d’ailleurs intéressant de se pencher, si cela arrive, sur les raisons pour lesquelles des éleveurs arrêteraient de fournir leurs informations. » Ils pourraient par exemple vouloir la vendre. Mais quelle est la valeur marchande d’une donnée brute ? « Il ne faut pas voir que le côté monnayable dans ces données, estime Christophe Miault. Si elles ne sont pas fournies et traitées, cela pourrait coûter encore plus cher à l’éleveur. Pour autant, il peut y avoir des outils d’aide à la décision qui coûtent plus cher que de ne pas prendre de décision. »

Ici se retrouvent trois niveaux de stockage et de remontée des données : le Cloud, le Fog et l'Edge. Capter la donnée, la stocker et la sécuriser a un coût énergétique, ainsi que des impacts environnementaux. (© GFA)

Encore une fois, les données sans traitement ni conseils n’ont pas vraiment de valeur économique. Dans ce sens, Serge Abiteboul, chercheur à l’ENS Cachan et directeur de recherche à l’Inria, estimait en 2015 que « l’écosystème [pour récupérer et partager les données, ndlr] doit être le plus large possible », afin de ne pas se focaliser uniquement sur l’élevage mais aussi intégrer l’industrie agroalimentaire et la distribution, pour aller « bien au-delà de ce qui se passe dans les champs. »

Adventiel a suivi l’idée avec le collier Chronopature, sorti en 2019 et qui permet de mesurer le temps de pâturage des vaches par un capteur, en le liant au label « Lait de pâturage », information destinée au consommateur.

L’« œil de l’éleveur » n’est pas perdu

Finalement, comment réagissent les éleveurs face à ce « déluge de données » ? Interrogés, les professionnels rapportent deux grands types d’attitude : la peur et le rejet, souvent par manque de compréhension, et la position inverse, plutôt curieuse, voire passionnée, autrement dit « geek ». Pour autant, le savoir-faire des éleveurs n’est pas que dans les données. Le fameux « œil de l’éleveur » disparaîtrait-il au profit d’un œil électronique ? Au vu de l’attrait des jeunes pour le lien à l’animal lors de l’installation, difficile d’y croire. Et certains éleveurs font même marche arrière dans l’utilisation du robot de traite. Pour autant, aujourd’hui, il est bien impossible de négliger ces questions de data. « On peut écrire de beaux livres, mais si les gens ne savent pas lire, cela n’aura servi à rien ! », estimait Christophe Miault au sujet du travail du groupe Data du Cniel. Et d’ajouter : « Ce n’est pas en ­arrêtant de fournir de la donnée que je gérerai la concurrence. Avec des raisonnements de ce type, la filière va reculer. Les éleveurs ont besoin de ces données pour avancer et progresser. Demain, l’éleveur doit savoir où sont ses intérêts et pouvoir les négocier. »

(1) Rapport « La place du traitement massif des données (big data) dans l’agriculture : situation et perspectives », présenté à l’Assemblée nationale en 2015 par Jean-Yves Le Déaut et Anne-Yvonne Le Dain, députés, et Bruno Sido, sénateur. Disponible sur le site de l'Assemblée nationale.

(2) Voir aussi l'interview de Michel Pivard, président de FIEA sur le site de L'Éleveur laitier.

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