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« La dérogation à la directive nitrates nous est cruciale »

John O’Brien (au centre) a engagé un transfert du capital de l’exploitation vers son fils Jérôme (à gauche). Son épouse Phil qui a commencé l’aventure avec lui en 1984, développe désormais sa propre activité à Clonakilty, ville à 10 km de là. Les deux associés sont secondés par Suranga Sampath, de nationalité srilankaise. Il a été embauché il y a trois ans.

Jerome et John O’Brien produisent 12 500 litres de lait par hectare grâce à l’or irlandais : l’herbe. La pression foncière les a obligés à réduire la voilure. Ils espèrent ne pas revivre cette situation à cause de la directive nitrates.

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Dans le sud de l’Irlande, à un kilomètre de la mer, la ferme de John O’Brien et de son fils Jerome, avec lui depuis 2017, ne dénote pas des voisines. Leurs 80 ha font partie d’un immense puzzle de prairies qui court sur des dizaines de kilomètres.

« Je me suis installé en 1980. Deux ans plus tard, je rentrais dans les années folles des quotas laitiers », raconte John. Il démarre avec 130 vaches, et 530 000 litres sur 55 ha de prairies autour des bâtiments. Dans un pays connu pour ses vêlages calés sur l’abondante pousse d’herbe du printemps, son système de production est atypique. Le troupeau est mené en deux périodes de vêlages, avec une partie de la ration hivernale composée de maïs ensilage, pour respecter le contrat de longue durée avec le groupe Carbery. Leur coopérative Barryroe en fait partie.

Les eaux de traite et les déjections des vaches en bâtiment durant 3 mois l’hiver sont stockées dans la fosse de 2000 m3. Elle vient d’être réhaussée de 350 m3 pour monter la durée de stockage à 2 mois. La réglementation impose un minimum de 6 semaines et interdit les épandages sans une autre exploitation. Si elle se durcit, la couverture de la fosse permettra de gagner 20% de capacité. (© C.Hue)

« Sur les 530 000 litres contractualisés, il fallait en livrer 30 % entre octobre et janvier. Depuis 2023, qui est la première année sans ce contrat, les vêlages sont groupés au printemps. Nous avons atteint les 100 % en six semaines cette année-là et les 96 % en 2024 [voir l’infographie, ci-dessous] », détaille-t-il. Parallèlement, 180 000 l de quotas sont achetés, en moyenne entre 1,20 € et 1,50 €/l. Leur suppression en 2015 marque un vrai tournant. Dans les pas de la politique irlandaise, qui affiche l’ambition d’augmenter la production laitière de 50 % entre 2012 et 2020, le père et le fils font mieux : + 80 % en cinq ans, atteignant 1,33 Ml en 2021. « À mesure que nous augmentions, nous achetions des parts sociales à notre coopérative Barryroe », dit John, qui en est le président.

Contraints de baisser à 200 vaches

Ce développement subit un coup d’arrêt depuis cinq ans. Les deux associés se heurtent à la forte pression foncière du comté de Cork, qui concentre 25 % des vaches laitières du pays. « Il y a trois ans, un de nos propriétaires a repris 30 de nos 110 ha pour installer son fils en bovins viande. Les parcelles s’inscrivaient dans le circuit de pâturage des vaches », déplore Jerome. L’année précédente, ils avaient déjà dû se séparer de 13 ha. Cette perte n’a pas pu être compensée depuis par une location ou une acquisition foncière. « Peu de terres sont disponibles et les prix sont très élevés : de l’ordre de 1 200 € pour 1 ha loué et 70 000 € pour 1 ha acheté, qu’il soit en prairie ou cultivable. » Ils ont dû réduire leur troupeau de 35 vaches, à 200 vaches pour une prévision de livraison de 1,02 Ml en 2025, légèrement supérieure à 2024 mais inférieure à 2021 de 310 000 l.

(© GFA)

Les éleveurs positivent cette mésaventure : « Perdre 30 ha était difficile mais pas un désastre. Cela nous oblige à optimiser notre système de production. » Ils sont aujourd’hui suspendus au renouvellement de la dérogation à la directive européenne sur les nitrates. Depuis 2023, elle fixe un plafond de 220 kg d’azote organique par ha contre 250 kg avant.

La France, elle, sans dérogation, applique un plafond de 170 kg. « Notre petite zone n’alimente pas de rivière. Nous sommes encore pour l’instant à 250 kg/ha », précise Jerome. La dérogation impose également de réduire la fertilisation azotée chimique. Le hic est que sa date butoir est le 31 décembre 2025. Les négociations à Bruxelles sont dans leur dernière ligne droite. « Sa reconduction en l’état est cruciale pour nous et tous les éleveurs irlandais, insiste John. Sa suppression ou un fort durcissement nous obligera soit à diminuer le nombre de vaches - ce qui fragilisera notre exploitation -, soit à agrandir notre surface, ce qui sera très difficile au vu de la pression foncière. »

140 logettes. Deux rangées de 22 logettes face à face et une de 26 contre le mur sont de part et d’autre de la table d’alimentation. Elles ont été renouvelées il y a 3 ans, tout comme les 4 racleurs. Les 45 logettes dans le bâtiment de préparation au vêlage les complètent. Elles accueillent les vaches de novembre à janvier, qui sont progressivement taries jusqu’à Noël. Le bâtiment date de 1982, avant les quotas laitiers. (© C.Hue)
Les laitières reçoivent en moyenne 2,7 kg/jour de concentré de production (chiffre 2024). Etant 24 h sur 24 au pâturage, l’aliment est apporté en salle de traite à partir d’une cellule de stockage juste à côté. Il est distribué automatiquement. Les vaches portent un collier. (© C.Hue)
La salle de traite est une 2x12 postes en simple équipement, épi 30° et sans décrochage automatique. La salarié Suranga Sampath la met en route tandis que John ou Jérôme O’Brien vont chercher les laitières. La traite se poursuit à deux. Les trayons ne sont ni nettoyés ni désinfectés par un pré-trempage. Ils bénéficient en revanche d’un post-trempage. Les comptages cellulaires s’élèvent à 102 000 cellules/ml en 2024. (© C.Hue)

En attendant, le jeune éleveur, désormais seul aux manettes technico-économiques du troupeau, jongle avec le niveau de production par vache et la teneur en protéines des concentrés distribués. Ces deux critères déterminent la quantité d’azote excrété par la laitière. « Avec une production comprise entre 4 500 et 6 500 kg et 16 % de protéines, notre troupeau rejette 92 kg d’azote/vache/an selon les tables officielles, soit un total de 18 400 kg d’azote pour 200 vaches. Réparti sur nos 80 ha, notre chargement s’élève à 230 kg/ha. Nous sommes actuellement dans les clous », relève Jerome.

Tous les matins à l’aube, Jérôme prend le fil électrique et les piquets pour configurer le paddock de la journée en un pâturage de jour et un de nuit. Il connaît la quantité disponible grâce à la hauteur d’herbe des 22 paddocks mesurée chaque lundi et traduite en biomasse dans une appli. Sa participation à un groupe d’éleveurs animé par le centre Teagasc l’aide aussi. A partir de la fin octobre, il prépare la saison suivante en les retirant progressivement du circuit. (© C.Hue)

Introduction du trèfle blanc

Ce calcul n’a rien de nouveau pour les Français qui l’appliquent depuis une vingtaine d’années pour respecter les 170 kg/ha de la directive nitrates. « Mais, en Irlande, il faut désormais le faire tous les ans et l’intégrer à notre demande. La dérogation accordée à chaque exploitation est en effet valable un an. »

De son côté, John s’exaspère. « Il y a chaque année des changements. Nous naviguons à vue. C’est stressant. » Face à cette incertitude, le fil conducteur est la productivité animale, mais davantage via la matière utile que le lait par vache. La méthode de paiement y incite également. La quantité d’eau dans le lait livré est en effet déduite des MP et MG. Le prix de base est pénalisé si le lait par vache progresse un peu trop. Jerome estime trouver le bon équilibre autour des 500 kg/vache de MP et MG (450 kg en 2024) et 13500 kg/ha de lait standard (12 460 kg standard en 2024). « Nous travaillons à abaisser la richesse en protéines des concentrés en augmentant l’ingestion de l’herbe pâturée par les vaches. Nous espérons ainsi gagner en performances sans changer de tranche d’excrétion des vaches. » Ils veillent à ce que les prairies restent très productives. « Si elles descendent à 9 000 kg/ha de matière sèche produits dans l’année, je les détruis au glyphosate et les resème », indique Jerome.

Les 55 ha de prairies autour des bâtiments sont pâturés exclusivement par les 200 laitières. Ils sont divisés en 22 paddocks d’en moyenne 2,5 ha. Les 25 autres hectares à quelques kilomètres de là sont ensilées pour le régime hivernal des vaches, qui sont taries. Cette ressource fourragère ne permet pas de nourrir les génisses. Elles sont élevées ailleurs. (© C.Hue)

Au pays du ray-grass, la réglementation nitrates oblige à introduire le trèfle blanc dans les nouvelles prairies. « Nous respectons cette exigence. Nous en faisons même une stratégie. Le trèfle blanc réduit nos coûts par moins de fertilisation chimique et participe à l’augmentation des taux. » Quarante-quatre des 55 ha pâturés par les laitières ont déjà été renouvelés et en 2025, les éleveurs ont apporté en moyenne 169 kg/ha d’azote chimique. Jerome s’inspire des Néo-Zélandais pour pousser plus loin la logique irlandaise du pâturage. Il a travaillé un an dans un de leurs élevages.

Nous pilotons l’élevage à partir des tranches d’excrétion
des vaches de la dérogation nitrates

Ainsi, tous les lundis matin, il mesure la hauteur d’herbe des 22 paddocks d’environ 2,5 ha. Il reporte les résultats dans l’appli de gestion de l’herbe, développée par le centre de recherche et de conseils Teagasc. Son smartphone est devenu son deuxième bureau. « Elle m’indique quels sont les paddocks à pâturer en priorité, au printemps lesquels devront être débrayés, etc. » Chacun est divisé en deux, ce qui permet de proposer aux laitières de l’herbe fraîche après la traite du matin et du soir. N’étant alimentées que par le pâturage (sauf en période de sécheresse ou de temps très humide), elles se dépêchent de le rejoindre.

Jérôme et John O’Brien ont investi 100 000 € en 2025 dans un boviduc et 300 m de chemins, dont xx xxx € subventionnés. Les vaches peuvent retourner seules au paddock après la traite. A l’allée, ils les emmènent au quad. Le paddock le plus éloigné est à 750 m des bâtiments. (© C.Hue)

« Nous utilisons la génétique néo-zélandaise pour conduire des vaches de petit gabarit. Leurs besoins d’entretien sont plus faibles que la holstein, ce qui permet une meilleure valorisation de l’herbe pour la production. » Le troupeau est composé à 75 % de femelles croisées – jersiaise-frisonne-holstein (vaches dites « kiwi ») – et à 25 % de holsteins. « Le passage à une période de vêlage et la baisse du cheptel nous ont obligés à en réformer près de la moitié et l’ont rajeuni. La moyenne des lactations est descendue à trois par vache en 2024, contre 3,7 en rythme de croisière en 2020. Progressivement, le retour à la normale devrait contribuer à hausser le niveau d’étable sans dépasser les 6 000 kg de lait. »

Le prix du lait chute

La perte des 30 ha contraint les deux associés à déléguer l’élevage des génisses après le sevrage pour consacrer toute la surface aux adultes. Elles sont accueillies par un double actif, à 70 km de là, qui leur réserve exclusivement ses bâtiments (1,90 €/tête/jour). « Nous économisons ainsi 25 ha. » De même, pour optimiser le nombre d’animaux, 70 % des inséminations artificielles sont réalisées en semences sexées. « Le prix du lait est en train de chuter. Notre prix de base d’octobre s’élève à 391,50 €/1 000 l [NDLR : à 3,3 % de TP et 3,6 % de TB, prix fixé après-coup]. Cela va continuer pour novembre. Il était à 494,50 € en mars. Selon le réseau European Dairy Farmers dont nous sommes membres, notre prix de revient s’établit à 372 €/1 000 l standard (à 4 %) en 2024. Nous pouvons résister. Nous l’avons déjà fait par le passé. »

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