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1995-2025 : trois décennies qui ont façonné la France laitière

Excédés par l'effondrement du prix du lait, des éleveurs se lancent dans la grève du lait en septembre 2009, à l'initiative de l'Apli. Leurs actions spectaculaires ont eu au moins le mérite de médiatiser leur désarroi.

Depuis trente ans, L’Éleveur laitier accompagne les producteurs laitiers français. Retour sur une histoire pleine de rebondissements, à travers les titres du magazine.

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Si l’on retenait quelques chiffres pour qualifier l’histoire laitière des trente dernières années, le premier serait 100 000. C’est le nombre énorme des élevages laitiers qui ont disparu. Environ 4 % d’entre eux ont cessé leur activité chaque année. Pour autant, le volume des livraisons est quasiment le même en 2023 qu’en 1995. L’effectif de vaches laitières a baissé de 31 % tandis que leur productivité a progressé de 3 000 l. Par ailleurs, malgré la gestion départementale des quotas laitiers, la production s’est concentrée dans la moitié nord du pays. Première région de production avec plus de 20 % des livraisons en 1995, la Bretagne a maintenu son rang (22,5 % en 2023). En revanche, les Pays de la Loire ont perdu leur deuxième place au profit de la Normandie. La restructuration n’a pas épargné l’industrie. Beaucoup, en Ille-et-Vilaine, se souviennent de la chute de la laiterie Nazart en 2005, pourtant installée au cœur du bassin laitier le plus dense de France. Ce fut un véritable séisme dans la région. « Nazart, première laiterie victime de la Pac », titrait alors L’Éleveur laitier. La suppression des aides européennes à la caséine lui a été fatale. Les industriels voisins ne se sont pas précipités pour collecter le lait de ses 450 producteurs.

La chute d’Entremont traumatise la Bretagne

En 2008, c’est au tour d’Entremont de flancher. Le roi de l’emmental ne parvient plus à respecter les recommandations interprofessionnelles sur le prix du lait à cause de la chute des cours des produits industriels. La colère gronde chez ses 6 000 livreurs et les manifestations s’enchaînent jusqu’à la reprise de l’entreprise par Sodiaal en 2010. Ailleurs aussi, des entreprises se sont trouvées en difficulté, telles l’URCVL, la coopérative de Blâmont, ou Senoble, pour n’en citer que quelques-unes.

Le secteur du conseil et des services a également beaucoup évolué, à la suite de la révision de la loi sur l’élevage de 1966 et de la mise en place du règlement zootechnique européen (2018), mais aussi en réaction à la chute du nombre d’éleveurs. On est aujourd’hui très loin des contrôles laitiers départementaux et du monopole de zone des coopératives d’insémination. La concurrence s’est installée. En revanche, il est étonnant de constater une certaine stabilité dans l’organisation de la filière. L’interprofession (Cniel) a peu bougé, même si elle s’est ouverte aux syndicats minoritaires en 2014 et aux distributeurs en 2019. En 2013, la DGCCRF a interdit les recommandations interprofessionnelles sur le prix du lait au nom du droit de la concurrence. Or il s’agissait d’une activité importante pour le Cniel. Il reste autorisé à publier des indicateurs, mais l’histoire récente montre qu’il est laborieux d’aboutir à des accords. En témoigne la valorisation beurre-poudre.

La filière bousculée par les organisations de producteurs

Le Cniel peine encore à faire de la place aux organisations de producteurs (OP). Ces nouveaux acteurs de la filière ont commencé à émerger en 2012, dans la foulée de la mise en place de la contractualisation. Force est de constater que les OP ont encore bien du mal à remplir leurs missions. Il existe chez certaines laiteries une forte résistance aux changements. Le conflit entre Savencia et Sunlait l’a parfaitement illustré. Mais d’autres ont su construire des relations positives avec les OP, telles LSDH ou Bel. Un deuxième chiffre a marqué la période : 220 €/1 000 l. C’est le prix de base moyen du lait en France en avril 2009. La chute des cotations des produits industriels pousse les transformateurs dans une spirale de baisse des prix, insupportable pour les éleveurs. En juin, la FNPL négocie à l’arraché un accord pour un prix moyen à 280 € pour l’année. Le syndicalisme majoritaire découvre, abasourdi, que cet accord est bien trop éloigné des attentes des éleveurs. L’idée de la grève du lait brandie par l’Apli et l’OPL depuis plusieurs mois fait des émules. En septembre, des éleveurs ouvrent les vannes et leurs actions spectaculaires sont relayées par tous les médias. Les épandages de lait devant le Mont-Saint-Michel marqueront les esprits, nul ne peut plus ignorer le désarroi des producteurs de lait. « Grève : l’espoir d’avoir fait bouger les lignes », titrait L’Éleveur laitier en octobre 2009. Ce mouvement a ouvert les débats sur les échanges mondiaux, le libéralisme, la régulation, le pluralisme syndical, les marges abusives, et bien d’autres. « Révolution manquée », assenait un édito de L’Éleveur laitier en 2019. Car, avec le recul, les avancées obtenues semblent minces. Cette grève du lait a tout de même aidé la DG Agri à obtenir les dérogations au droit à la concurrence permettant aux producteurs de se regrouper en OP. Ce n’est pas rien.

Une constante : les désaccords sur le prix du lait

Mais cette crise majeure n’est ni la première ni la dernière durant ces trente ans. Dans le contexte des quotas comme depuis la mise en place de la contractualisation, le rapport de force entre industriels et producteurs reste une constante. Les désaccords sur le prix du lait continuent de rythmer l’actualité. Et l’analyse des chiffres montre qu’ils ont bien souvent tourné au désavantage des éleveurs.

Le prix payé du lait est équivalent en 1995 et en 2023, soit environ 460 €/1 000 l, selon le convertisseur de l’Insee. Dit autrement, pendant toutes les années précédentes, quand les éleveurs ne touchaient que 350 €/1 000 l, voire moins, ils subissaient une baisse importante de leurs recettes. Pas étonnant donc qu’ils aient cherché à agrandir leurs exploitations, pour compenser la baisse des prix par la hausse des volumes. Pas étonnant non plus de voir émerger un certain découragement dans leurs rangs. Dès 2002, L’Éleveur laitier enquêtait sur les cessations anticipées d’éleveurs laitiers.

La restructuration continue des élevages s'est traduite par un doublement de la taille des troupeaux. En 2023, 41% des vaches laitières vivent dans un troupeau de plus de cent têtes. (© P. LE CANN)

L’analyse de l’histoire de ces trente ans montre à quel point les politiques façonnent le cadre dans lequel évoluent les éleveurs. On peut citer la politique agricole commune (Pac), bien sûr, et le tournant majeur pris en 2005 avec le découplage des aides. Sans oublier la directive nitrates, les lois Égalim, les lois d’orientation agricole, parmi d’autres. Au fil du temps, on remarque que ces textes intègrent de plus en plus des préoccupations environnementales ou, plus largement, des attentes sociétales, sur le bien-être animal, le climat, les antibiotiques, les produits phytosanitaires, etc. À ce titre, l’instauration des quotas laitiers en 1983 et leur suppression en 2015 constituent un bon exemple du poids des politiques sur l’économie laitière. Ainsi, alors que l’Europe a pris, en 2003, la décision de supprimer les quotas laitiers en 2015, le ministre de l’Agriculture Michel Barnier affirmait en mars 2009 qu’elle n’était pas « scellée dans le marbre ». Une position qui a stupéfié le monde laitier et qui n’est pas pour rien dans le retard pris par la France pour se préparer à la sortie des quotas.

L’émergence des filières bio constitue un autre marqueur de la période. Absent des statistiques de 1995, le lait bio représente 5,5 % de la collecte en 2023. Mais, pour ce secteur aussi, l’histoire est jalonnée de crises. En 2022, la surproduction issue en partie de la multiplication des CTE provoque un effondrement des prix. Plus récemment, c’est le retour de l’inflation qui a entraîné une chute des ventes et donc une forte hausse des déclassements.

Les innovations techniques foisonnent

Sur le plan des équipements, les élevages laitiers d’aujourd’hui sont bien différents de ceux de 1995. L’essor de la traite robotisée a été fulgurant alors que la présentation du premier modèle installé par Lely aux Pays-Bas date de 1994. Un quart des élevages laitiers français a opté pour cette technologie. L’automatisation s’est développée aussi pour repousser les fourrages ou racler les aires d’exercice. En 2013, L’Éleveur laitier proposait un dossier intitulé « Robot d’alimentation, la nouvelle tendance ». Toutes ces innovations vont dans le sens d’une réduction de la pénibilité du travail et d’une hausse des performances. Si elles apportent des réponses à un manque général de main-d’œuvre dans les élevages, elles nécessitent de lourds investissements, souvent difficiles à amortir.

Présents dans un quart des élevages en 2023, les robots de traite ont profondément modifié le métier d'éleveur. Leur essor se poursuit puisque la majorité des éleveurs qui changent d'installation de traite adopte ce modèle. (© P. LE CANN)

La sélection génomique représente un autre progrès majeur qui concerne désormais toutes les races. Et puis, la production d’énergie a fait son entrée dans les fermes, non sans débats. Les éleveurs ont d’abord posé des panneaux photovoltaïques sur leurs toits avant de s’engager, pour certains, dans la méthanisation. Dans la foulée, l’agrivoltaïsme tente de se faire une place dans les champs.

Multiplication des crises sanitaires et climatiques

Enfin, la lecture des unes deL’Éleveur laitier illustre bien l’accélération des événements sanitaires et climatiques. En 1996, les premiers cas d’ESB (« maladie de la vache folle ») sont signalés au Royaume-Uni. La France sera particulièrement touchée à partir de 2000. L’effet sera redoutable sur la confiance des consommateurs envers ce qu’ils mangent, mais aussi sur celle des éleveurs qui ignorent la composition des aliments qu’ils achètent. Beaucoup vivent très mal l’abattage de leur troupeau contaminé et le marché de la viande s’écroule. La charte des bonnes pratiques agricoles, la réforme de l’identification des animaux et son harmonisation européenne, la création du service public de l’équarrissage, de nombreux cahiers des charges ont été créés pour éviter qu’une telle crise se reproduise. Depuis, ce sont la FCO, la MHE et aujourd’hui la dermatose nodulaire, qui affectent les bovins. Sur le plan climatique, la sécheresse de 2003 est restée dans les mémoires. Et, depuis une dizaine d’années, on ne compte plus les épisodes de sécheresses, canicules, tempêtes ou inondations touchant la France. En revanche, il faut se réjouir de voir que la période s’achève sur une embellie durable du prix du lait. Même si l’inflation concerne aussi les intrants, si la production ne retrouve pas son dynamisme, les producteurs de lait ont enfin la possibilité de gagner leur vie avec leur métier. Souhaitons qu’ils parviennent à trouver l’inspiration pour écrire des pages un peu plus sereines à l’avenir.

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