LES PRODUCTEURS DONNENT LE « LA » DE L'EXPANSION
Les coopératives irlandaises sont prêtes à investir pour absorber une progression de leur collecte de 50 % entre 2015 et 2020. Elles sont suspendues à la réponse de leurs producteurs qui devrait être plus prudente.
Vous devez vous inscrire pour consulter librement tous les articles.
LES IRLANDAIS N'ATTENDENT QU'UNE CHOSE : LA FIN DES QUOTAS. Leur instauration il y a trente ans les avait coupés net dans leur élan. Depuis, ils ont le sentiment d'appuyer régulièrement sur la pédale de frein pour ne pas être en dépassement… Une situation qu'ils ont connue, en moyenne, une année sur deux. Il faut dire qu'avec 92 % de sa SAU en herbe, l'Irlande n'a pas d'autres choix que l'élevage. Ici, nulle envie de tenter l'aventure céréalière comme on l'entend en France. Ce serait même l'inverse. L'institut de recherche Teagasc montre que les exploitations laitières spécialisées dégagent, en 2011, le double de résultat courant (sans la rémunération du travail) par rapport aux céréaliers ou éleveurs mixtes lait + viande (68 500 € contre 35 000 €). Dans une Irlande encore sous le choc du crash financier de 2008-2009, le secteur laitier a le vent en poupe. « Tirant les leçons des chimères boursières, le gouvernement redécouvre que nous sommes des gens raisonnables, qui gagnons notre vie à partir d'un outil de production », ironise la filière. Voilà deux ans que l'île affiche sa volonté de développer le lait. Dans son programme « Harvest Food 2020 », publié en 2010, le ministère de l'Agriculture met la barre haut : une hausse de la production de 50 % d'ici à 2020. De quoi doper la balance commerciale et fournir des emplois à un pays qui souffre d'un taux de chômage de 14,6 %.
NE PAS PASSER À CÔTÉ DE LA CROISSANCE MONDIALE
C'est vrai que le pays a une carte à jouer. Ses 4,6 millions d'habitants ne suffisent pas à absorber le lait national. 85 % de la production sont exportés en ingrédients, lait infantile, fromages (cheddar) et beurre. Des produits à faible valeur ajoutée mais qui tirent aujourd'hui le marché mondial. Les Irlandais ont la même grille de lecture des marchés émergents que leurs concurrents européens, américains ou néo-zélandais. Ils veulent prendre leur part du gâteau, s'estimant même mieux placés que leurs voisins européens en termes de coûts pour résister aux aléas du marché mondial. Leur système de production fondé sur le pâturage de l'herbe leur donne un net avantage compétitif (voir ci-dessous). De là à craindre que les commodities irlandais tirent le prix du lait vers le bas, ou du moins qu'en cas de crise ils ne l'accentuent, on peut facilement franchir ce pas. « Il faut relativiser notre poids. Nous sommes un petit pays laitier, rassure Anne Randles, de l'Irish Dairy Board, chargé des exportations laitières irlandaises (voir p. 37). Même si nous réussissons à accroître notre production de 50 % en 2020, cela ne fera que 2,7 milliards de litres en plus. Cela correspond à la hausse de collecte de la France entre 2010 et 2011. » Sans oublier que la contrepartie d'un lait low cost, calé sur la pousse de l'herbe (voir ci-dessous), est un surcoût industriel pour absorber le lait printanier (près de 40 % des livraisons annuelles).
Cette structuration économique doit-elle être maintenue ou dans les perspectives de nouveaux investissements industriels, les cartes doivent-elles être rebattues par des livraisons plus régulières ? La filière a tranché pour la première option. Une modélisation du centre Teagasc de Moorepark, au sud de l'île, l'y aide. Elle repose sur la simulation de deux systèmes de vêlage, l'un avec une date moyenne à la mi-février, l'autre avec une première moitié des vêlages à la mi-février et la deuxième au 1er octobre.
GARDER UNE SURCAPACITÉ INDUSTRIELLE PLUTÔT QUE RENONCER AU LAIT À L'HERBE
L'étude montre qu'il y a plus à perdre avec le second scénario. Si, pour une collecte de 5 Mt, l'industrie économise 49 M€ par rapport au premier, l'amont en perd 115 M€. L'avantage comparatif reste toujours pour une production à l'herbe. Cela n'empêche pas les transformateurs – à 100 % des coopératives – d'inciter les éleveurs à étaler un peu plus leurs livraisons. Ainsi Glanbia, le numéro un, donne une prime pour les laits de janvier, février et ceux de l'automne, et applique une pénalité sur mai et juin si les livraisons dépassent un pourcentage des livraisons annuelles.
Ce groupe coopératif, aux dimensions internationales (implantations en Grande- Bretagne, aux États-Unis, au Nigéria et exportations dans plus de 140 pays), est en pleine réorganisation pour se donner les moyens de se développer. Dans ses cartons, un projet déjà bien avancé de création de toutes pièces d'un site de deux tours de séchage à proximité de la zone portuaire de Belview (sud-est de l'Irlande). Sa capacité de traitement sera de 800 Ml de lait par an en 2020 pour des poudres ingrédients et des mélanges d'ingrédients. Montant de l'investissement : 150 M€. Pour le financer, Glanbia a proposé à ses éleveurs sociétaires le transfert de ses sites industriels nationaux d'ingrédients vers une joint-venture, Glanbia Ingredients Ireland (GII), détenue à 60 % par la coopérative Glanbia Co-op Society (et maison-mère) et à 40 % par Glanbia plc, cotée en bourse et qui regroupe l'activité industrielle. En contrepartie, les adhérents de Glanbia Co-op Society viennent d'accepter de devenir minoritaires dans Glanbia plc en réduisant sa participation de 54,4 à 41,4 % (voir L'Éleveur laitier n° 209, p. 16). « Avec 30 M€ dans nos sites existants, nous investissons au total 180 M€. Cette restructuration devrait en financer 30 M€, outre la constitution du capital et des fonds propres de GII, détaille Sean Molloy, directeur stratégique de Glanbia. Le groupe prévoit d'injecter lui-même 30 à 40 M€. Il espère aussi un financement des producteurs à hauteur de 75 M€. La différence, 40 à 50 M€, sera empruntée auprès des banques. » Malgré les mauvaises conditions climatiques de l'été 2012 et le prix du lait 2012, en retrait de 30 à 32 €/1 000 l, qui ont refroidi l'enthousiasme des éleveurs irlandais, Glanbia continue d'annoncer une hausse de sa collecte de 60 % entre 2015 et 2020. « Nous demandons à nos sociétaires de s'engager par une contribution de 20 €/1 000 l tous les ans pendant cinq ans pour atteindre les 75 M€. Ils ont la possibilité de la financer par la vente d'une partie de leurs actions plutôt que les transférer dans la nouvelle joint-venture GII. Nous espérons tout de même qu'ils opteront pour la deuxième solution », ajoute Sean Molloy. « On demande beaucoup aux producteurs, proteste Tom Dunne, coopérateur de DairyGold, numéro 3 irlandais (ci-dessus). Outre le financement de notre propre développement, nous devons participer à celui de notre coopérative. Pour ne pas surinvestir, DairyGold nous demande aussi de nous engager deux ans à l'avance sur notre production, mais elle ne s'engage pas sur un prix du lait minimum. » Elle incite ses adhérents à signer cet engagement avant la fin mars.
DAIRYGOLD BAT LA CAMPAGNE POUR DÉFENDRE SON PROJET
La coopérative fait face à la fronde d'une partie de ses membres. Elle aussi réclame une contribution de 5 €/1 000 l pendant cinq ans mais au-delà des 75 000 premiers litres. « Cette participation sera déduite de la paye de lait mensuelle si le prix du lait est d'au moins 270 €/1 000 l, précise le président Bertie O'Leary. De plus, chaque sociétaire doit être à jour de ses parts sociales à raison de 40 €/1 000 l. À partir du 1er mai 2015, sur les volumes supplémentaires, nous souhaitons aussi instaurer un paiement différé pour 20 % des livraisons mensuelles, de mai à septembre. Il sera versé en mars de l'année suivante. » Objectif : obtenir 50 M€ de ses sociétaires, ce qui limiterait son emprunt auprès des banques à 175 M€ (pour un total de 225 M€ en investissements et trésorerie).
Kerry Group, le numéro 2 coté en bourse (ci-contre), ne réclame aucun cofinancement à ses sociétaires. « Nous avons déjà investi pour 15 à 20 % de lait en plus après 2015, indique Franck Hayes, chargé de la communication. Nous avons promis de relancer les investissements si ce n'est pas suffisant. » Le lait n'est pas la priorité du groupe. S'il a été créé sur cette activité en 1972, la coopératrice fondatrice ne représente plus que 17,1 % de son capital.
UNE AUGMENTATION SANS DOUTE ENTRE 20 % ET 30 %
On le voit, les coopératives irlandaises sont offensives, n'hésitant pas à bouleverser leur organisation, à emprunter de façon importante, allant même chercher une partie des crédits à l'étranger, les banques irlandaises restant fragiles depuis le crash financier. Leur projet industriel dépend du bon vouloir des producteurs irlandais… Un scénario que les éleveurs français aimeraient rencontrer. « Leurs estimations varient de + 15 à + 60 %, selon le prix du lait et les conditions climatiques de l'année », soupire Bertie O'Leary.
Les projets industriels dépendent aussi de la capacité des éleveurs à se développer. Car produire plus signifie plus d'animaux sur plus de prairies, avec un peu plus de concentrés pour accroître le niveau d'étable et dans des bâtiments plus grands. Un équilibre à trouver pour ne pas compromettre le principal atout de la filière irlandaise : un lait low cost. Teagasc travaille pour en donner les clés. Ainsi, la ferme de Moorepark teste actuellement trois hauteurs d'herbe en sortie de paddocks des vaches : 2,7 cm, 3,5 cm et 4,5 cm. Ce qui revient en fait à augmenter le chargement. « La première est trop sévère et aboutit à moins de lait par hectare », présente Élodie Ganche, chercheuse française à Moorepark, dans le cadre d'un partenariat avec l'Inra de Rennes. « En revanche, au printemps, pâturer jusqu'à 3,5 cm ou 4,5 cm aboutit aux mêmes performances. Pâturer à 3,5 cm économisera donc de la surface au printemps. Mieux vaut ensuite revenir à 4,5 cm pour ne pas nuire à la constitution de stocks fourragers. »
L'agrandissement des troupeaux ne sera pas freiné par la directive nitrates puisque l'Irlande bénéficie d'une dérogation jusqu'au 31 décembre 2013 (plafond à 250 kg/ha d'azote organique). Ceux qui la demandent doivent justifier de 80 % de leur SAU en prairies. « Elle représente une marge de croissance des chargements de 1,8 UGB/ha, aujourd'hui à 2,7 UGB », évalue Gérard You, de l'Institut de l'élevage. L'explosion de l'élevage des génisses en vue de 2015 montre bien qu'elle ne présente pas à un obstacle aux yeux des Irlandais. Il sera plus problématique de trouver des prairies supplémentaires. L'hectare de foncier s'acquiert à 20 000 € et les baux sont souvent d'un an. Difficile dans ces conditions de bâtir une stratégie à long terme. Si on met tous ces préalables bout à bout, l'objectif d'une augmentation de 50 % de la production laitière est-il réaliste ? « Il y a des réserves de surfaces, estime Gérard You. Les structures laitières ont en moyenne 13 UGB viande. Convertis en effectif laitier, cela représente 150 000 vaches à SAU inchangée. » Autre réservoir de production : l'externalisation de l'élevage des génisses, à condition de disposer d'un contrat de plusieurs années. « Deux scénarios sont possibles par rapport à 2012 : une expansion modérée de 25 % en jouant sur cet accroissement de cheptel et la productivité animale, ou un bond en avant de 40 % avec l'entrée massive de 10 000 éleveurs allaitants et une moindre progression des performances laitières. » Le premier est plus réaliste. Tout dépendra aussi du prix du lait. Comme ailleurs, les producteurs irlandais y sont très attachés.
DOSSIER RÉALISÉ PAR CLAIRE HUE
Pour accéder à l'ensembles nos offres :