« NOUS N'AVONS JAMAIS DÉGAGÉ UN TEL NIVEAU D'EBE MAIS NOUS JETONS L'ÉPONGE »
Marre de se battre sans succès contre des comptages cellulaires hors normes, marre de vivre avec l'épée de Damoclès d'un arrêt de collecte au-dessus de la tête, le Gaec des Marnes tourne la page.
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DEPUIS CINQ MOIS DÉJÀ, CYRIL MULIN (43 ANS), LA BOULE AU VENTRE, trie les vaches qui iront à la casse avant l'heure. Il n'attendra pas le courrier du laitier lui signifiant l'arrêt de collecte pour cause de lait hors normes. Il s'est décidé cet automne à ce choix ultime sans retour possible, de concert avec Gilles Richard (56 ans), son associé. Cyril en fait une question de fierté, lui qui a choisi l'élevage par passion. En toute logique, c'est sur la ferme familiale dédiée aux cultures de vente qu'il aurait dû faire carrière. Il a préféré, en 1994, s'installer sur une exploitation avec du lait.
Le 31 mars prochain, le Gaec des Marnes, aux portes de Besançon (Doubs), sera dissous et la machine à traire s'arrêtera définitivement. Ras le bol de vivre avec cette épée de Damoclès des cellules au-dessus de la tête. Marre de mettre en place les solutions préconisées sans résultats. La mine est fatiguée et le ton grave : « Je défie quiconque de gérer une exploitation dont la viabilité est remise en cause tous les six mois. Pas simple non plus de se réveiller avec ce sentiment d'échec qui, par moments, vous fait perdre confiance en vous. Difficile aussi de se sentir montré du doigt par ses collègues... »
Le sentiment de gâchis est d'autant plus fort que le Gaec a réalisé un redressement économique spectaculaire. Cela grâce à un virage technique à 180° que certains professionnels ne comprennent toujours pas... ou ne veulent pas voir tant il bouscule l'ordre établi. Pourtant, il est riche d'enseignements sur une façon de produire que l'on croyait réservée à la Nouvelle-Zélande, pas au bas du département du Doubs.
DE L'HERBE SANS FOIN NI CONCENTRÉ L'ÉTÉ
Retour en 1994. Tout ce qui a pu être labouré des 340 ha du Gaec est en maïs ou en cultures de vente. Vaches et génisses sont en zéro pâturage. La logique est résolument intensive à 8 500 kg de lait par VL et un troupeau qui « noircit ». La ration complète mélangée compte jusqu'à huit ingrédients. Tout frais arrivé au Gaec, Cyril s'épanouit... jusqu'à la douche froide. En 1998, la banque tire la sonnette d'alarme. Certes, le Gaec brasse du chiffre d'affaires mais sans résultats. L'exploitation se doit de revenir à une moindre consommation d'intrants en commençant par le B.A.-BA : réintroduire de l'herbe. Sur le terrain marneux assez hydromorphe de l'exploitation, elle ne craint pas la sécheresse. À l'époque, à la suite du départ d'un des associés, le Gaec compte 250 ha, sa surface actuelle. Déstabilisé dans un premier temps, Cyril se prend au jeu petit à petit. Il se forme, apprend à gérer l'herbe. Les pâtures gagnent du terrain. L'objectif de fermer le silo en été est atteint en 2004. Un nouveau cap est franchi en 2007 avec le passage à une alimentation hivernale à base de foin-regain et l'arrêt des 2 kg d'aliments par VL distribués l'été. Pour casser encore les coûts, Cyril pousse le bouchon à l'extrême. En 2008, tout complément de foin l'été est arrêté et dans la foulée, le concentré hivernal est plafonné à 1 kg/VL/j. Logiquement, le Gaec se convertit dans la foulée au bio. Ne retrouvant pas ses marques dans cette philosophie, l'associé sur lequel reposait l'atelier des cultures (130 ha en 2007) quitte la structure. Pour que le système reste sur 250 ha humainement gérables à deux, les prairies continuent de s'étendre. En 2012 subsistent 25 ha de céréales. Cerise sur le gâteau, qui marginalise un peu plus le Gaec aux yeux de certains, le passage à la monotraite.
PLUS DE 100 000 € DE PERTES CUMULÉES SUR VINGT ANS
Dans cette logique extrême, mieux vaut revoir ses standards de jugement et s'en tenir à la performance économique. Sur le dernier exercice connu, le Gaec n'a produit que 320 000 l de lait sur 660 000 l de référence avec 120 vaches. Moins de 3 000 kg/VL donc. Mais il a dégagé un EBE de 120 000 € et un revenu disponible après annuités de 84 000 €, soit 42 000 €/associé... Le résultat des deux années précédentes est du même acabit. La performance est d'autant plus remarquable qu'elle s'appuie sur un prix du lait pénalisé de 15 €/1 000 l depuis des lustres, chaque mois. Car il y a une « verrue » dont le Gaec n'a jamais pu se défaire : les comptages cellulaires. Jamais moins de 310 000 cellules à l'époque du zéro pâturage. Et depuis le retour à l'herbe, toujours plus de 450 000 celllules. Le problème n'a fait qu'empirer au fur et à mesure que le troupeau augmentait sa part d'herbe consommée. Pertes cumulées sur vingt ans, depuis que les pénalités cellules existent : plus de 100 000 €.
La frustration est d'autant plus grande que les associés n'ont toujours pas identifié l'origine du mal. Et pourtant, ils n'ont pas ménagé leur peine. Tout a été essayé ou presque, en vain (voir infographie). L'intervention, début 2008, d'un vétérinaire du GIE Zone Verte met le doigt sur une piste qui laisse aujourd'hui encore songeur : le taux anormalement élevé de polynucléaires neutrophiles, révélé par une analyse histologique du lait (identification des cellules au microscope optique). Cela suggère un dysfonctionnement du système immunitaire lié à une contamination par des métaux lourds. Et les associés n'ont pas pipé mot de leurs pratiques de fertilisation. Depuis plus de trente ans, le Gaec épand des boues de station d'épuration. Pour creuser cette piste, l'idée d'une analyse de poils mais surtout du foie d'une vache chargée en cellules s'impose comme une évidence. Le Gaec devra s'y prendre à deux fois et euthanasier un animal à la ferme. Impossible en effet de retrouver le foie de la première vache partie à l'abattoir, alors que le Gaec avait prévenu les autorités sanitaires et produit un certificat de son vétérinaire pour le récupérer. Coût de l'opération (double analyse de foie, poil, sang et lait) : 1 500 € « ...sans l'aide du GDS auquel, pourtant, nous cotisons ». Résultat : des traces de métaux mais impossibles à interpréter à défaut de références bibliographiques.
Pour prouver leur bonne foi au Cil (Comité interprofessionnel laitier) dont ils attendent un nouveau répit, les associés décident un coup de poker : acheter cinquante jeunes vaches triées sur le volet. L'opération s'étale du printemps à l'automne 2009. Résultat : aucun effet sur les comptages cellulaires du tank, toujours à plus de 400 000.
De quoi appuyer l'hypothèse des métaux lourds.
Un an se passe. Mi-2011, à la suite d'une rencontre provoquée avec la chambre d'agriculture et le Cil, la décision est prise de conduire un essai. Le Gaec fournit 20 t de foin-regain qui sont distribuées tout l'hiver à quatre vaches d'un autre élevage. S'y ajoute une étude des sols, des fourrages et du lait en ETM (éléments de traces métalliques). « La chambre d'agriculture a mis dix mois pour rendre sa conclusion. Accéder au rapport d'expertise n'a pas non plus été chose aisée », note Cyril.
UN MANQUE DE RIGUEUR TECHNIQUE DU PROTOCOLE
La conclusion émise selon laquelle « les apports de boues n'ont pas augmenté significativement les teneurs du sol en ETM » le laisse sur sa faim. Il transmet le rapport à un pédologue du Grape. Ce dernier s'étonne d'y voir la chambre d'agriculture conduire cette étude, et pas la Mission d'expertise et de suivi des épandages (Mese) du Doubs dont c'est la vocation. Plus gênant, il y pointe un manque de rigueur technique du protocole suivi. Absentes notamment des analyses de sols, toutes indications du taux d'argile pourtant primordiales comme le pH, la matière organique, pour comprendre et suivre l'évolution des ETM dans les sols. Le volet animal pèche aussi d'un manque de ri-gueur évident. Deux des quatre vaches en lice se révèlent hors normes avant même que l'essai ne débute. La pilule est difficile à digérer alors que la menace d'un arrêt de collecte revient au galop. Passé l'abattement, les associés se fendent, fin 2012, d'une lettre à la chambre d'agriculture avec copie à la DDT. La réaction ne se fait pas attendre. Une étude sous l'égide de la Mese est lancée. Des conclusions, carrées cette fois, tombent mi-2013. Sur les terrains du Gaec, il n'y a pas d'accumulation de métaux lourds dans le temps, et pas de différence avec les exploitations voisines. Affaire classée.
Restent le doute et le sentiment d'inachevé. Les cellules ont commencé à baisser depuis quatre ans. Curieux, alors que les épandages de boues avaient cessé deux ans avant. En tout cas, ce n'est pas grâce au passage à la monotraite débutée au même moment. « On jette peut-être l'éponge trop tôt, mais ça suffit. D'ailleurs, la nouvelle réglementation plus stricte ne nous laisse pas vraiment le choix. Ce serait prendre un trop gros risque financier que de continuer ainsi. »
JEAN-MICHEL VOCORET
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