Les harengs et le requin

On peut suivre quelqu’un, suivre un mouvement politique , une idée, ou être suivi par son chien . Quand on suit, on est derrière. Suivre est confortable et facile. Dans la nature, suivre et former un groupe compact et homogène est un élément indispensable pour survivre et pour lutter contre les prédateurs. Un banc de harengs, un vol d’étourneaux décrivent des arabesques dont la finalité nous échappe mais qui, pour eux, sont une stratégie de protection. Souvent des individus s’échappent, s’aperçoivent de leur erreur et reviennent rapidement au sein du groupe. D’autres non, et leurs chances de survie s’amenuisent face aux prédateurs. ­Parfois, c’est rare, des individus arrivent à entraîner le groupe vers une nouvelle destination et de la nourriture.

Innover réclame de prendre des risques, de sortir du groupe. Les grands inventeurs et les innovateurs quittent le banc au risque d’être incompris, de s’isoler. « Nul n’est prophète en son pays », prétend l’adage. Il faut souvent du temps (voire après la mort de l’inventeur) pour que la majorité comprenne et se rallie à la théorie. En général, on ne suit pas l’inventeur mais ses « disciples ». La société a tellement d’inertie qu’elle ne peut suivre que les « imitateurs ». Malheur à celui qui innove car il sera critiqué. Pourtant, depuis la nuit des temps, notre société a évolué grâce aux innovateurs. Le premier homme qui a domestiqué le feu possédait un avantage indiscutable sur ses concitoyens. Paradoxalement, suivre les règles du langage, des mathématiques, du Code de la route est indispensable pour une vie en communauté harmonieuse. Et même, « notre survie exige que nous suivions des règles élémentaires », selon le philosophe Michel Serres. Dans notre monde agricole, l’habitude, l’isolement, « le nez dans le guidon », le poids des lobbys, le discours bien rodé des commerciaux, etc. favorisent les comportements grégaires. Pourtant, des innovateurs expérimentent tous les jours. De la petite amélioration technique qui va soulager le quotidien au changement de stratégie qui s’étale sur plusieurs années, on peut laisser libre cours à notre créativité. C’est le but de la formation proposée par les Ceta 35 intitulée « formation continue ».

Si nous sommes capables d’innover dans nos exploitations, il n’en va pas de même quand il s’agit de valoriser nos produits et d’en tirer la plus-value. Ici ou là fleurissent des initiatives portées par les producteurs : circuits courts, vente directe, magasin à la ferme, usine d’embouteillage de lait tracé… Mais la majorité continue de livrer à l’industriel. On nous rabâche que pour survivre, il faut grossir, mais jamais qu’il faut reprendre son destin en main. Quand un hareng sort du banc pour témoigner ou s’affranchir, il est illico soumis à des pressions. Plus nous serons gros et moins nous serons nombreux face à des acteurs de l’amont et de l’aval qui se restructurent plus vite que nous. Même le plus gros des harengs ne pèse rien face au requin. Ce qui fait leur force, c’est leur nombre.