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VOLATILITÉ : TIRER LES LEÇONS POUR GARDER SA COMPÉTITIVITÉ

La variation du prix du lait et des intrants complique la conduite des élevages laitiers et accentue les écarts entre les plus et les moins performants. Elle interpelle les industriels sur la politique de volumes qu'ils veulent mener. Un débat qu'ils n'ont pas tranché.

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VOILÀ CINQ ANS QUE LA FILIÈRE LAITIÈRE NAVIGUE EN EAUX AGITÉES. À la flambée du prix du lait de 2007 et 2008 a succédé la crise en 2009. Depuis un an et demi, le secteur surfe de nouveau sur un prix du lait élevé. Cette fluctuation ne se cantonne pas au seul marché laitier. Elle affecte celui des matières premières, à commencer par le blé mais aussi les engrais et le pétrole. Habituées jusqu'en 2006 à une conjoncture relativement stable, comment les exploitations laitières réagissent-elles depuis lors ? L'analyse des exercices comptables des cinq dernières années permet aujourd'hui de tirer quelques grands enseignements. C'est ce travail que vient d'achever le CER France Normandie. Il repose sur les exploitations normandes spécialisées en lait. Ses conclusions peuvent s'appliquer aux autres bassins laitiers français, confrontés à la même réalité économique.

1. 15 À 20 % FRAGILES

Un certain nombre d'exploitations laitières sont fragiles. Cela tient à leur endettement lourd et leur maîtrise technico-économique insuffisante. « Le prix d'équilibre des exploitations laitières de la Manche clôturant au 30 septembre 2011 l'illustre bien, indique Alain Le Boulanger, économiste du CER France Normandie. 15 % ont un prix d'équilibre supérieur à 375 /1 000 l. Le prix du lait qu'ils ont perçu n'est pas suffisant pour assurer leurs annuités et leur rémunération. Elles ne sont plus dans le marché. » Un autre indicateur créé par l'Inra confirme cette tendance de fond. Il intègre trois critères (endettement, rentabilité et trésorerie) pour classer les situations financières en saines, sensibles ou fragiles. Le CER France Normandie le calcule tous les trimestres depuis 2005. « Jusqu'en 2008, entre 17 et 21 % étaient classées fragilescontre 61 à 65 % saines”, détaille-t-il. Les situations financières se sont fortement dégradées en 2009 et 2010. Les “fragiles” sont montées à 35 % en 2010, les “saines” sont descendues à 42 %. » Grâce à la remontée du prix du lait, l'an passé, ces dernières sont quasiment revenues à leur niveau antérieur. Les premières sont encore au-dessus de 20 %. « Au-delà de l'effondrement du prix du lait, il faut admettre qu'une frange des producteurs n'atteint pas le niveau minimal de performances. C'est un métier exigeant qui demande de plus en plus de compétences. Certains seraient sans doute plus à l'aise dans une autre activité. L'idéal serait de les accompagner dans un projet de sortie honorable du métier, plutôt qu'un arrêt subi dans une situation de détresse. Les CER France posent le débat mais il revient à la profession de s'en emparer. Force est de constater que ce sujet demeure tabou. »

2. LE POIDS GRANDISSANT DES CHARGES DE STRUCTURE

Autre constat qui a contribué à fragiliser les exploitations en 2009 : le poids des charges de structure. Ainsi, de 2007 à 2011, les annuités augmentent de près de 9 000 € pour les exploitations laitières normandes moyennes (voir ci-dessus). « Ce sont des charges incompressibles, rappelle Alain Le Boulanger. En période de crise, elles sont force d'inertie. Elles limitent la réactivité des producteurs. » La fiscalité agricole à la française est souvent montrée du doigt car elle encourage à investir pour niveler les cotisations sociales, sans être obligatoirement adossée à un projet économique. Or, si en conjoncture stable, il est relativement aisé d'établir un plan d'annuités sur plusieurs années, ce pilotage devient plus délicat en conjoncture fluctuante. Cette analyse a d'ailleurs incité en janvier le réseau CER France à faire sept propositions pour une modernisation de la fiscalité agricole (création d'une provision pour fluctuations des cours par exemple). Ce n'est pas la seule explication à l'accroissement des annuités. Les investissements suscités par un agrandissement de l'atelier lait – notamment la reprise de foncier et de matériels avec le quota – ne s'accompagnent pas d'économies d'échelle. Un observatoire national mis en place par le réseau CER France montre que ramenées au litre de lait, les charges de structures (bâtiment, mécanisation et foncier) des exploitations de grande taille sont plus élevées que celles des structures moyennes de leur région. En zones de montagne, le coût supplémentaire est de 22 à 26 €/1 000 l, dans le Nord-Est, le Sud-Ouest, la Normandie et les Pays de la Loire de 14 à 16 €. Seule la Bretagne arrive à les contenir avec + 5 €/1 000 l. « On aurait pu imaginer qu'avec du lait en plus, le niveau des charges de structure se maintienne. Ce n'est pas le cas. En revanche, comme l'éleveur gagne en productivité du travail, son revenu ramené à l'UTH augmente. »

3. VERS UN PRIX DES INTRANTS ÉLEVÉ

À ce poids grandissant des charges de structure s'ajoute celui de l'augmentation du prix des intrants. « Les éleveurs ne retrouveront pas le niveau de charges opérationnelles de 2006 », assure Alain Le Boulanger. Face à la demande mondiale en blé, il ne faut pas espérer un prix durablement à 100 €/t, comme en 2009. Les contrats que passent actuellement les céréaliers pour la récolte 2013 débutent à 180 €. Même analyse pour les engrais et le carburant. « Ces deux marchés sont sur une tendance haussière durable. Si des baisses de prix se produisent, elles ne permettront pas un retour au niveau de 2006. » Ces prix des intrants se traduisent par un accroissement des charges opérationnelles de l'atelier de 50 €/1 000 l depuis 2006.

4. UNE PERTE DE PERFORMANCES

Face au gonflement des charges, les producteurs n'ont pas d'autre choix que d'augmenter leur produit lait. Un constat qui inquiète l'économiste. « Pour maintenir leur revenu disponible d'année en année, c'est-à-dire après le remboursement de leurs annuités, les éleveurs ont dû dégager 10 000 d'EBE en plus depuis 2006 (NDLR : en excluant la crise de 2009). En d'autres termes, les exploitations laitières perdent en compétitivité intrinsèque. »

Dans ce contexte, accroître le produit lait passe bien évidemment par un prix du lait de bon niveau. Mais pas seulement. Que ce soit par la hausse européenne des quotas, les attributions, les allocations provisoires ou un agrandissement, le lait supplémentaire produit ces dernières années contribue à absorber la progression des charges. « Dans les clôtures comptables de mars 2011, 60 % de l'augmentation du produit lait reviennent aux volumes supplémentaires et 40 % à l'élévation du prix du lait. »

Cette baisse de performance devrait interpeller les industriels français défendant un ajustement de leur approvisionnement à leurs marchés des PGC (produits de grande consommation). La compétitivité industrielle des géants comme Lactalis, Bel, Bongrain mais aussi des PME laitières passe aussi par celle de leurs fournisseurs. Dans un marché européen concurrentiel, la compétitivité de l'amont contribuera à faire la différence. Après 2015, elle passera par la redistribution des volumes de lait libérés par la restructuration démographique. Qui pilotera ce lait contractualisé d'ici à la fin des quotas : les transformateurs ou les organisations de producteurs (OP) ? La voie est libre pour les uns et les autres puisque le décret sur les OP se contente de définir une taille minimum de regroupement, le pouvoir de négocier les clauses du contrat avec l'industriel privé ou encore les modalités de transmissions des données relatives à la collecte (volume, qualité).

Il ne fait aucune allusion à la capacité des organisations de producteurs à gérer la reprise d'un contrat après un arrêt d'activité. Cela laisse présager de nouveaux conflits au sein de la filière laitière !

5. CONNAÎTRE SON COUP MARGINAL DE PRODUCTION

À l'inverse, cette analyse conforte-t-elle sans doute les coopératives dans leur volonté de proposer du lait en plus payé à partir de la valorisation beurre-poudre calculée par le Cniel. Objectif affiché de ces prix et volumes B : éviter de polluer le marché des PGC et participer à la croissance mondiale des produits industriels. « L'éleveur appuiera sa décision de le produire à partir de son coût marginal, c'est-à-dire le coût de revient des derniers litres sans recourir à un nouvel investissement. » Tout dépendra des charges supplémentaires engagées. S'agira-t-il par exemple d'aliments concentrés distribués en plus, accompagnés ou non de quelques vaches supplémentaires ? Dans les deux cas, sans préjuger du prix B payé, ce lait, par un effet de dilution des charges, abaissera le prix d'équilibre de l'atelier lait. S'il chamboule plus en profondeur l'exploitation (suppression d'un atelier viande, moins de surface en blé par exemple), à l'éleveur d'évaluer les conséquences sur l'ensemble de l'exploitation, y compris en terme de travail. Il arbitrera à partir du prix moyen dégagé sur l'ensemble de ses livraisons. « Ce qui peut être judicieux à l'échelle individuelle peut générer une surproduction à moyen terme. L'offre dépassant alors la demande entraînera une baisse du prix du lait du marché. De plus, la cohabitation de ces prix différenciés avec un prix “moyennisé” comme le pratique la majorité des industriels privés ne risque-t-elle pas de provoquer la réaction de ces derniers s'ils estiment qu'elle crée une distorsion de concurrence », soulève Alain Le Boulanger. Ce débat, crucial, peine à s'ouvrir au sein de la filière laitière.

6. LES ÉCARTS DE PERFORMANCE SE CREUSENT

Les exploitations de moins de 200 000 l semblent loin de ces enjeux de filière. Malgré les possibilités de lait supplémentaires offertes ces dernières années, leur production stagne. C'est ce qu'observe le CER France Manche dans son département. Depuis 2006, leurs livraisons se maintiennent autour de 160 000 l. Certes, elles sont moins endettées mais leurs annuités « mangent » 63 % de leur EBE (56 % pour le groupe), ce qui leur fournit un revenu disponible limité à 9 000 €. Surtout, leur performance économique se dégrade. Comparé au litre de lait, leur EBE est quasi-identique en 2006 et 2007. Ce n'est plus le cas aujourd'hui (voir p. 11). Elles peuvent certes dégager un EBE équivalent à celui d'une exploitation moyenne, à condition de faire preuve d'une grande maîtrise technico-économique. « Face à la hausse durable des intrants, cette étude pointe le besoin de consolider les petites structures par du lait en plus en filière conventionnelle. La priorité est de saturer les structures qui ont des marges de production. Il ne faudrait pas que cette politique soit mise en oeuvre trop tard, c'est-à-dire une fois arrêtée l'activité laitière des exploitations qui en avaient le plus besoin. » L'économiste fait allusion à la redistribution laitière cantonnée aujourd'hui à l'intérieur des neuf régions laitières, même si certaines sont en sous réalisation. Une brèche semble s'ouvrir dans ce dispositif, avec la prochaine alimentation des bassins demandeurs par les quotas sans foncier non achetés dans le Sud-Ouest.

Si les petites structures et les exploitations de moindres performances technico-économiques sont à la peine (voir p. 11), à l'inverse, celles qui étaient déjà efficaces en conjoncture stable démultiplient leurs résultats. « Économes en intrants, capables de produire plus de lait au bon moment, plus que les autres, elles tirent partie des variations de prix du lait, des intrants et des volumes. Dans un marché moins volatil, elles ne flirteraient sans doute pas avec les 100 000 d'EBE. » Les écarts de résultats économiques se creusent entre les exploitations laitières. En plus du volume à produire par unité de main-d'oeuvre, la compétence du chef d'exploitation devient centrale pour gérer la volatilité du marché laitier et des matières premières.

CLAIRE HUE

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