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SUICIDE : TROP D'ÉLEVEURS PASSENT À L'ACTE

Troisième cause de mortalité chez les agriculteurs, les suicides sont encore plus nombreux chez les éleveurs de bovins lait et viande. Le voisin, le collègue, l'ami peuvent être des témoins du mal-être de l'autre et alerter les services compétents. Mais osons-nous le faire ?© JÉRÔME CHABANNE

Chaque semaine, trois agriculteurs ne supportent plus leur souffrance. Ce constat glaçant n'est pas une fatalité. La prévention par l'attention est une chose, une meilleure valorisation économique du travail de l'éleveur en serait une autre.

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LE SUICIDE EST UN TABOU DANS NOTRE SOCIÉTÉ, un tabou qu'il faut lever. Parler de la mort, c'est aussi parler de la vie et le suicide n'est que le témoin de la souffrance humaine », m'explique d'entrée Jean-Jacques Laplante, médecin, responsable du pôle santé de la MSA de Franche-Comté. Je le rencontrais pour aborder un sujet pour le moins délicat : la mortalité par suicide des agriculteurs, et particulièrement des éleveurs. Qui, dans les campagnes, n'a pas été confronté de près ou de loin à ce phénomène glaçant. Mais on en parle peu, ou à voix basse. En 2013, une étude de l'Institut de veille sanitaire (INVS) a pour la première fois apporté des indicateurs objectifs à partir de données nationales exhaustives. Apprenons d'abord que le suicide est plus fréquent en France que dans la majorité des pays d'Europe : plus de 10 000 par an. Mais le rapport de l'INVS met en évidence la surmortalité par suicide des exploitants agricoles par rapport au reste de la population. Selon cette enquête, 485 agriculteurs (417 hommes et 68 femmes) se sont suicidés entre 2007 et 2009. C'est la troisième cause de décès pour cette catégorie sociale après le cancer et les maladies cardiovasculaires. Cet excès significatif de suicides par rapport à la population générale du même âge est de + 22 % à + 28 % selon les années et il est particulièrement marqué chez les hommes âgés de 45 à 64 ans. Autre éclairage de l'INVS, les cas de suicide sont encore plus nombreux chez les éleveurs de bovins lait et de bovins viande comparé aux autres agriculteurs. Des chiffres impressionnants et sans doute en dessous de la réalité tant les statistiques sur le suicide sous-estiment le phénomène. En effet, le suicide n'est pas toujours déclaré par le médecin pour différentes raisons. « Ne restons pas obnubilés par les chiffres, 100 suicides, ce serait déjà trop », insiste Jean-Jacques Laplante. Interrogeons-nous plutôt sur le pourquoi de cette fragilité des agriculteurs et des éleveurs. D'abord, cette spécificité agricole n'est pas propre à la France. On la retrouve ailleurs en Europe, au Canada, aux Etats-Unis, en Inde. L'hypothèse souvent avancée est que la proximité d'armes à feu, de cordes, de produits toxiques faciliterait le passage à l'acte. Et surtout, l'agriculteur est souvent seul au travail, sans le regard d'un collègue proche de lui. « Le suicide est quelque chose de complexe, multifactoriel et tout simplisme n'a pas lieu d'être », alerte Jean-Jacques Laplante.

LE RISQUE PSYCHOSOCIAL BIEN IDENTIFIÉ

Mais cette complexité ne sous-tend pas une imprévisibilité du suicide. C'est pourquoi la prévention prend tout son sens. Bien sûr, certains suicides impulsifs ne sont pas précédés d'alertes. De même, certaines maladies psychiques graves (psychose maniaco-dépressive, par exemple) peuvent être à l'origine et le refus de soins réguliers favorise certains gestes suicidaires. Mais le risque psychosocial, lui, est bien identifié. « Le suicide n'est pas un choix, il est la seule issue face à une souffrance insupportable. » La vulnérabilité des agriculteurs, en particulier des éleveurs, peut avoir plusieurs origines : célibat, isolement, conflits, problèmes économiques. « Dans ce métier, les différentes sphères de vie (professionnelle, sociale, familiale, personnelle) se confondent. Quand quelque chose lâche à un endroit (divorce, problème avec un associé), tout est impacté. Il n'y a pas de temps de repos psychique », explique François-Régis Lenoir, docteur en psychologie et agriculteur dans les Ardennes. Dans ce métier, physiquement pénible, avec peu de temps libre et de vacances, les limites de l'organisme sont vite atteintes en cas de pépin, de stress. C'est l'épuisement, le burn-out. Les revenus insuffisants de l'élevage, alors que la charge de travail est immense, sont certainement un des facteurs importants du mal-être. « Difficile d'avoir de l'estime pour soi quand on peine à payer la cantine des enfants ou quand ces derniers critiquent votre vieille voiture alors que vous êtes débordé de travail », ajoute Jean-Jacques Laplante. « Les éleveurs ont connu des crises successives : ESB, dépendances soudaines aux cours mondiaux, normes environnementales complexes, baisse du prix du lait, instabilité du revenu. C'est cette chronicité qui est dangereuse. Il serait pertinent de réfléchir à une meilleure répartition de la valeur ajoutée dans ces filières grâce à des organisations professionnelles plus fortes », poursuit François-Régis Lenoir. Les difficultés financières peuvent s'associer à un isolement socioprofessionnel qui devient alors insupportable. Les agriculteurs, jadis majoritaires dans nos campagnes, sont devenus minoritaires. « Les éleveurs vivent le décalage des temps sociaux : les vacances d'été, les RTT, les loisirs de leurs voisins, ce n'est pas pour eux, alors on s'isole, on se recroqueville » analyse Jean-Jacques Laplante. Pourtant, le métier d'éleveur est souvent synonyme d'entraide, de Cuma, d'activité syndicale. Mais pas pour tout le monde. « L'agriculteur voisin peut être aussi celui qu'on envie car il réussit mieux, ou le prédateur de mes terres ou celui avec lequel les relations sont conflictuelles », développe François-Régis Lenoir.

QUAND L'ÉCHEC DEVIENT INSUPPORTABLE

Il y a l'isolement de l'éleveur, seul sur sa ferme, mais l'exploitation en société est susceptible de provoquer de grands stress. Des relations conflictuelles au sein d'un Gaec peuvent devenir invivables pour un associé. Et c'est souvent plus difficile encore dans les Gaec familiaux. « L'une des particularités du métier d'agriculteur est le facteur transgénérationnel, et celui-ci peut être très anxiogène. Si l'éleveur perçoit le risque de ne pas réussir à transmettre l'entreprise qui lui a été léguée par son père, ses aïeux, la pression est colossale. L'échec devient insupportable », explique François-Régis Lenoir. À cela s'ajoute la présence du père, parfois encore actif. « Le paysan a toujours un patron, parfois virtuel, mais toujours présent, qui est le père transmetteur, cela peut être pire que les plus exécrables des contremaîtres en termes de pression psychique. Vais-je réussir à faire aussi bien que mon père ? Cette angoisse est difficile à porter et davantage encore quand la conjoncture économique est troublée », complète Jean-Jacques Laplante. Les éleveurs les plus fragiles sont souvent ceux qui se sont le plus investis dans leur exploitation, avec un schéma de production intensif donc plus fragile, un endettement lourd, une surcharge de travail, etc. Si le revenu s'écroule, la chute est très violente. « La stratégie individuelle mise en place pour faire face peut s'avérer encore plus désastreuse en rajoutant de la souffrance : davantage de travail, davantage de pression. Les services extérieurs qui interviennent auprès de l'éleveur (banques, administration, conseillers) font preuve parfois d'une grande distance, quand ce n'est pas de cynisme. Alors qu'il faudrait amener de la solidarité, du lien social », remarque François-Régis Lenoir.

En 2011, le ministère de l'Agriculture avait lancé un plan national de lutte contre le suicide. Il prévoyait la mise en place de cellules de détresse au sein des caisses de la MSA. Elles sont destinées à réagir en urgence en cas d'appel à l'aide en déclenchant rapidement une prise en charge par un psychologue à domicile ou l'intervention d'une assistante sociale, d'un médecin du travail, d'un médiateur familial, etc.

L'IMPORTANT EST DE ROMPRE L'ISOLEMENT

« Mais toute la difficulté est de recevoir à temps cet appel. C'est pourquoi nous avons mis en place des formations de sensibilisation au risque suicidaire, notamment auprès des organisations professionnelles : conseillers, inséminateurs, etc. Nous nous appuyons sur toutes les bonnes volontés. Ces sentinelles permettent de déminer des situations de grave souffrance psychique en étant là au bon moment avec la bonne parole. C'est la politique de la main tendue », explique Jean-Jacques Laplante.

En Franche-Comté, la MSA tente aussi d'organiser des groupes de parole regroupant, autour d'un animateur, des agriculteurs en souffrance. « Ces groupes de parole sont assez efficaces comme méthode de renforcement personnel, mais nous avons souvent du mal à les faire naître. De manière générale, tout ce qui peut rompre l'isolement est bénéfique. » Le voisin, le collègue, l'ami peuvent être des témoins du mal-être de l'autre et alerter les services compétents. Mais osons-nous le faire ? N'est-ce pas une intrusion dans la sphère privée ? « Où commence l'intrusion, mais où finit la stricte humanité ? En matière de prévention du suicide, inutile de tourner autour du pot. Face à quelqu'un qui ne va pas bien, il faut savoir poser les mots et ne pas hésiter à lui dire : "Je vois que tu n'es pas bien, as-tu pensé à la mort ?" Cette marque de solidarité, de simple humanité peut suffire à sauver, là où le professionnel de santé pourrait n'avoir rien vu ! », conclut Jean-Jacques Laplante.

DOMINIQUE GRÉMY

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