Dans la foulée de la présentation, jeudi 3 septembre, du plan de relance de l'économie post-Covid par le Premier ministre, le ministre de l'agriculture Julien Denormandie a détaillé le volet agricole de ce plan, doté d'1,2 milliard d'euros. Il en a profité pour expliquer à la rédaction de Terre-net.fr sa vision et son plan d'action pour les mois à venir. Interview.
Un plan de relance pour opérer la transition agricole
Terre-net : Depuis votre arrivée au ministère de l’agriculture, vous avez exprimé votre attachement à la transition du modèle agricole et à l’agro-écologie. Sur quels leviers souhaitez-vous vous appuyer pour réaliser cette transition ?
Julien Denormandie : Je crois d’abord que le défi majeur pour notre agriculture, c’est de permettre une souveraineté et une indépendance de plus en plus forte du secteur agroalimentaire français. On est aujourd’hui dépendants des aléas liés au changement climatique. On est dépendants aux intrants, que ce soit en matière de ressource en eau, ou de ressource en produits phytosanitaires, qui emportent tout un débat autour d’eux, bien légitimement, et qui emportent aussi des questions économiques. On a aussi une dépendance vis-à-vis des marchés, vis-à-vis de celles et ceux qui achètent aux agriculteurs, dans la mesure où les agriculteurs ne sont toujours pas payés à la juste valeur de leur travail.
La vision que j’ai de cette agriculture, c’est de trouver les leviers pour accroître notre indépendance et notre souveraineté agroalimentaire. Ces leviers sont multiples. Il y a d’abord le levier des politiques nationales. Je compte tourner l’action du ministère vers cette vision de souveraineté. L’agro-écologie est un moyen de lutter contre la dépendance aux effets du changement climatique ou contre la dépendance vis-à-vis des intrants.
Le deuxième levier, c’est la politique agricole commune qu’on est en train de finaliser. Le troisième, ce sont les outils comme le plan de relance. Ce plan de relance a plusieurs axes – l’agro-écologie, la lutte contre le changement climatique et ses effets, la production d’une alimentation saine durable, la transition vers certains modèles de production – est très ambitieux.
Terre-net : Vous parlez de dépendances. Il y a, parmi elles, la dépendance protéique de la France. 100 M€ sont fléchés dans ce plan de relance. Or, il y a déjà eu des plans pour accroître notre autonomie. Qu’est-ce que ce « chapitre » protéique du plan de relance va changer par rapport aux précédentes ambitions et enveloppes budgétaires ?
Julien Denormandie : La question est : devons-nous accepter d'être aussi dépendants du soja brésilien ? Autre question : comment accompagne-t-on les éleveurs face aux crises fourragères à répétition liées aux sécheresses ? C'est le même sujet.
Je trouve cela insupportable d’être autant dépendant du soja brésilien. C'est tout aussi insupportable qu’on ait, années après années, autant d'impasses pour les éleveurs à cause des sécheresses.
Ce plan protéines est différent par son ambition économique.
Ce qui change dans ce plan protéines par rapport aux autres, c’est son ambition économique : plus de 100 M€ y seront consacrés. C’est de l'argent très concret qui arrivera dès 2021.
Ce plan protéines est aussi construit avec les interprofessions. C’est très important à mes yeux. Il ne suffit pas d’avoir une volonté. Il faut se donner les moyens de cette ambition, en construisant avec les acteurs de terrain des solutions. Je détaillerai les contours de ce plan protéines dans les toutes prochaines semaines.
L'environnement plus stratégique et important que l'agriculture ?
Terre-net : La transition écologique est une priorité sociétale et gouvernementale, comme le confirment d’ailleurs les rangs protocolaires attribués aux ministres depuis plusieurs années. Barbara Pompili est 3e dans la hiérarchie protocolaire, vous êtes 16e... Une situation que les agriculteurs déplorent en considérant souvent être desservis dans les arbitrages entre les deux ministères. Défendre ses dossiers est-il plus difficile pour un ministre de l’agriculture que pour un ministre de la transition écologique ?
Julien Denormandie : Non pas du tout. Le rang protocolaire n’a que très peu voire pas d’importance du tout, si ce n’est la place de votre chaise au conseil des ministres. J’ai une histoire avec le président de la République. Je le connais depuis très longtemps et je ne cache pas ma proximité avec lui. Un ministre est quelqu’un qui agit au sein d’une équipe gouvernementale. Dans les discussions que j’ai avec les autres ministres, personne ne m’a précisé le rang protocolaire qui est le sien. C’est une politique avec un président qui mène le cap et un Premier ministre qui met en œuvre.
J’ai peut-être beaucoup de défauts, mais je suis un énorme travailleur. Dans la vie politique comme dans les élevages et les exploitations, on y arrive par le travail. Sur le plan de relance, sur des dossiers compliqués comme celui des betteraves, on y arrive, pas parce qu’on a un rang protocolaire, mais parce qu’on travaille et qu’on sort les dossiers en ayant une vision. Si certains sont craintifs de mon rang protocolaire, j’espère les avoir rassurés.
« Mon plus grand marqueur : le bon sens paysan »
Terre-net : Depuis le début du quinquennat, vous êtes le quatrième ministre de l’agriculture. Que pouvez-vous apporter de différent aux agriculteurs, sachant que certains voient surtout en vous un « technocrate rural »… ?
Julien Denormandie : Je ne vais pas me comparer à mes prédécesseurs, je les salue et je salue leur action. Je préfère parler de ce que je veux faire pour aider ce monde agricole dont je partage la passion, et dont je mesure les défis. Je suis convaincu qu’on souffre, nous le pouvoir politique, d’un manque de vision dans l’agriculture. Le plus important en agriculture, c’est le temps et le sol. Le sol est notre richesse. Le temps est ce à quoi on doit s’adapter.
Quand vous mettez en place une politique agricole, il faut toujours la mettre en perspective par rapport à une temporalité. Sur de nombreux sujets, quand la temporalité n’est pas maîtrisée, lorsque elle est subie, cela amène à des impasses. C’est le cas dans l’interdiction d’un certain nombre de produits, preuve en est dans le secteur de la betterave. C’est vrai aussi sur certains débats : Faut-il ou non limiter les activités mécaniques de labour pour privilégier l’agriculture de conservation ? Moi, j’ai des convictions profondes sur ces sujets. J’ai la volonté que cette vision se transforme en actes.
Ça fait deux mois que je suis là. Je peux vous dire que je me suis déjà beaucoup battu sur beaucoup de dossiers. J’ai le sentiment d’avoir déjà réussi à faire avancer les choses. Sur des sujets parfois compliqués, financiers. L’ambition du volet agricole du plan de relance montre qu’à cette vision, j’y associe les actes. Pour ce faire, je suis suivi par le président de la République et le Premier ministre.
Une réforme de la Pac sans distorsion de concurrence
Terre-net : Parmi les commentaires des lecteurs de Terre-net, suite à votre nomination, certains ont regretté que Didier Guillaume « quitte le navire juste avant la négociation de la Pac ». Comment abordez-vous ce dossier majeur ? D’autres lecteurs estiment par ailleurs qu’ « un ministre de l’agriculture n’a aucun pouvoir, c’est l’Europe qui décide », que pouvez-vous leur répondre ?
Julien Denormandie : La France a un rôle majeur dans les négociations de la réforme de la Pac. La première étape était de négocier le cadre financier. On partait de loin. La proposition de la commission européenne en 2018 était inacceptable. Qu’ont fait le président de la République et mon prédécesseur ? Ils ont bloqué la discussion car la ligne rouge avait été franchie. L’objectif était de maintenir, consolider et augmenter le budget de la Pac. C’est chose faite. On a obtenu un résultat qui est positif pour notre agriculture.
Mon rôle aujourd’hui, sur la base de cet accord financier, est de définir le cadre politique. C’est-à-dire définir comment la Pac est mise au service de notre agriculture et de nos agriculteurs. On a dans ce cadre plein de sujets très importants à traiter. Comment la Pac va accompagner ces transitions ? Comment les aides du 1er et du 2e pilier vont-elles être fléchées ? Ce sont des sujets sur lesquels nous n’avons parfois pas la même vision avec d’autres pays européens. Lors du dernier conseil européen en Allemagne, j’ai défendu les éléments des intérêts français. J’ai passé beaucoup de temps avec mon homologue allemande. J’ai multiplié les échanges bilatéraux et je vais continuer à le faire pour défendre fièrement les intérêts agricoles français.
Terre-net : Vous défendez une transition large du secteur agricole, ce qui pourrait faire peur aux agriculteurs...
Julien Denormandie : En Europe, la France est l’un des pays les plus avancés en matière de transition agro-écologique. Cette transition, ce n’est pas une volonté, c’est une réalité sur le terrain. Tous les agriculteurs étaient déjà engagés dans cette démarche de transition avant même que cela soit dans le débat public.
Lorsque la Pac va avancer sur cette transition, l’enjeu est qu’il n’y ait pas de distorsion de concurrence à l’intérieur du marché commun. Cette ambition de transition doit s’appliquer à tout le monde. Pas seulement en France, mais à l’ensemble de l’Europe. Les agriculteurs doivent voir leurs revenus augmenter, ils doivent être accompagnés dans les transitions et ils doivent être protégés au sein de l’Europe. C’est ce sur quoi je me bats : je veux que les mêmes conditions soient obligatoires dans tous les pays européens.
Bien-être animal, RIP Animaux
Terre-net : Parlons du bien-être animal. Le référendum (RIP) pour les animaux trouve un écho chez de nombreux députés, voire même de membres du gouvernement comme Joël Giraud. Dans ce contexte de pression croissante sur ce sujet envers les agriculteurs, n’est-ce pas difficile de défendre un monde agricole parfois, si ce n’est souvent, ciblé et stigmatisé ?
Julien Denormandie : La question n’est pas « est-ce que c’est difficile ou pas », il y a nécessité à le faire. Pour moi, dans notre pays, ce débat-là est très mal posé. D’abord, il y a un amalgame dans notre société, entre la maltraitance animale, ça personne ne l’accepte et évidemment qu’elle doit faire l’objet d’une tolérance zéro, et deuxièmement, la question du bien-être animal, qui est très différente. Un éleveur, depuis toujours, de par la nature même de son métier, de par sa passion, est encore plus attaché au bien-être animal que toutes celles et ceux qui défendent ce référendum d’initiative partagée. Sauf qu’un amalgame est fait. Là-dessus, ma position est claire : contre la maltraitance, il faut être intransigeant, et sur le bien-être animal, il faut arrêter les injonctions sociétales. Car ceux qui donnent ces injonctions rechignent souvent à payer le juste prix, c’est-à-dire le prix travaillé.
Mon rôle, c’est d’accompagner, et c’est pour ça que dans le plan de relance, on a des montants significatifs pour moderniser, améliorer des abattoirs ou des élevages. Je le fais de manière très pragmatique. Il ne suffit pas de dire, d’imposer : c’est un non-sens, il faut accompagner. Toute transformation a un coût. Et quand ceux à qui vous demandez de faire cette transformation ne sont pas payés à juste titre de leur travail, ils n’ont pas la capacité à faire cette transformation ou à aller plus loin. Donc si on n’arrive pas à concilier les consommateurs, c’est-à-dire le paiement, et la capacité à investir, le rôle de l’État c’est d’accompagner cette transformation.
Il faut dissocier : contre la maltraitance, on est très fermes, tandis que le bien-être, on accompagne. C’est une approche pragmatique, très près de la réalité du terrain.
Terre-net : « Encore une promesse non tenue ! » : les lecteurs de Terre-net sont nombreux à déplorer que la loi foncière promise par Emmanuel Macron ne soit finalement pas programmée d’ici la fin du quinquennat. À défaut d’une loi, comment pouvez-vous légiférer rapidement pour mieux réguler le foncier agricole, limiter l’artificialisation et la spéculation ?
Julien Denormandie : On pense que c’est la loi qui règle tout dans notre pays, mais la politique publique, ce n’est pas la loi. La politique publique, c’est avant tout une vision et des actes sur le quotidien. Et ma vision sur le foncier, c’est qu’aujourd’hui, il y a d’immenses défis, l’artificialisation, des terres agricoles qui se font manger par les zones industrielles, le logement, et de l’autre côté, il y a la jeune génération pour qui l’installation est rendue difficile par l’accessibilité des sols. Je pourrais également citer des modes de gestion du sol, comme le fermage, qui doivent être améliorés. A très court terme, on peut beaucoup travailler. On a d’ailleurs pris, dans le plan de relance, des mesures pour inciter à densifier, avec des outils fiscaux, l’accompagnement des collectivités locales... C’est du très concret !
Terre-net : Vous allez être à ce poste un peu moins de deux ans, au maximum. Combien de priorités très concrètes – et lesquelles ? – pouvez-vous raisonnablement vous fixer ?
Julien Denormandie : Je pense tout d’abord qu’il faut se demander quel est notre objectif. Et cet objectif pour moi est très clair, c’est la souveraineté, c’est notre indépendance, et jusqu’au dernier jour où je serai ici, je dépenserai toute mon énergie à favoriser cette souveraineté et cette indépendance.
Dans le détail, c’est par exemple le plan protéines, la lutte contre le changement climatique en finançant des agroéquipements pour protéger les cultures, c’est, pour faire face à la réduction de la dépendance aux ressources, financer des équipements sur l’eau, des agroéquipements pour diminuer la quantité d’usage des produits phytosanitaires qui ont un impact écologique, c’est enfin toute cette indépendance vis-à-vis de l’alimentation : favoriser les circuits courts, la distribution des produits frais français dans les collectivités ou les cantines...
Moi j’ai ce penchant de l’ingénieur : j’ai une obsession du résultat. Pour chaque action, j’organise le ministère avec des personnes en charge, nationalement, et sur le territoire. Quand vous avez une bonne organisation, une vision claire, et que vous travaillez de concert avec toute la famille agricole, vous pouvez faire beaucoup de choses en peu de temps. Cette organisation, je vais la piloter en mettant beaucoup de pression dans le tube, pour être sûr qu’on délivre, et qu’on délivre au bénéfice, à la fin, des Français. Car ce qu’ils ont de plus cher c’est leur santé. Cette santé est permise par leur alimentation, et la qualité de l’alimentation est rendue possible par les agriculteurs. C’est ce que je veux défendre : mangez des produits frais français, soyez en fiers, parce que c’est bon pour vous, c’est bon pour l’écologie, c’est bon pour les agriculteurs, c’est bon pour nos territoires, et parce que c’est notre identité.